Changement de météo. Fini les tropiques ou les mirages d’un désert mystique car aujourd’hui, ça va pluire des cordes. Au menu, des concertos, des quatuors, des grands ensembles classiques et même des voix qui se désaccordent à l’unisson. Alors, n’en déplaise à notre horde de suiveurs métalleux ou roqueteux, nous allons faire séance tenante un peu de grande musique. Cachez moi donc ces tatouages que je ne saurai voir et, svp, usez de mon déodorant. Je sais, ce ne sera pas du goût de tous mais il se peut que cela intéresse un peu de (beau) monde. De temps à autre tout de même, il se pourrait qu’une frénésie cartoonesque, désormais bien familière, se rappelle à notre bon souvenir, plus quelques glissandi et cris cris aimablement herrmanniens. Quoi qu’il en soit, ne voyez vraiment aucune perversité dans ce revirement stylistique, sinon l’on pourrait vous donner…quelques vilains coups d’archets.
le délice du fakir et la déculottée du concertiste, le double "Carton S/M" (2000)
Pièce de choix dans le répertoire zornien, le double album, Cartoon d’un côté, S/M de l’autre, nous fait entrer dans le registre musique "savante" de notre zorn de compositeur, ici pour quatuor à cordes, quatuor de clarinettes, piano solo ou ensemble. C’est là un pan important de l’œuvre de Zorn un peu moins aisé à parcourir, surtout pour les adeptes de sa production dans des champs musicaux un peu plus immédiats. Néanmoins, comme le titre du double album l’indique, il est question de thèmes peu séants pour de la musique de concert, que l’on soit dans une musique de cartoon inspirée de Carl Stalling, ou que la collection de titres se place de manière provocante sous la bannière du S/M. Enfin, c’est sans compter "l’emballage" visuel des disques, avec les dessins explicitement carnés et transgressifs de l’artiste Hans Bellmer. On retrouvera donc, en dépit d’une instrumentation plus classique, la (sub) culture populaire ou déviante qu’affectionne Zorn. Le résultat lui, est iconoclaste, souvent drôle et virtuose, mais peut tendre aussi vers des horizons musicaux plus classiques et abstraits. On y retrouvera outre les morceaux le plus éminemment cartoon, Cat O’nine Tails, Carny, You Only Live Once, un air issu de la liturgie juive, Kol Nidre, et Memento Mori, une longue suite aussi intrigante que mystérieuse. Cartoon SM est interprété par des musiciens des Pays-Bas (Mondriaan Quartet, Asko Ensemble) mais une partie de son répertoire a déjà fait l’objet d’un premier enregistrement. Ce disque, The String Quartets (1998), a été conçu initialement pour le Kronos Quartet et se concentre par conséquent sur la formule du quatuor à cordes. Il est en quelque sorte la matrice de Cartoon S/M et des ré arrangements que celui-ci propose pour des configurations d’instrumentistes plus variées. Le travail sur le quatuor à cordes se poursuit encore aujourd’hui avec l’album Magick en (2004) et plus récemment The Alchemist, une pièce aussi exigeante que physique, qui est jouée dans le cadre des concerts anniversaire célébrant les 60 ans de Zorn (avec Pauline Kim /ou/ Jennifer Choi (violon), Jesse Mills et David Fulmer (alto), Jay Campbell (violoncelle)).
Les folies expérimentales du docteur Zorn, de Madness, Love and Mysticism (2001) à l’ensemble vocal de Holy Vision (2012)
D’un côté, Zorn revisite les formules de la musique classique : la quatuor ou le trio à cordes mais aussi différents solo, du piano (Tomoko Mukaiyama sur Carny en 2000, de l’album Cartoon SM) au violoncelle (Erik Friedlander sur Untitled sur Madness, Love and Mysticism en 2001) en passant par le violon (Jennifer Choi sur Goetia en 2002) et les percussions (de manière un peu plus expérimentale avec William Winant sur Gris-Gris en 2000). De l’autre, il ne cesse d’essayer les combinaisons de musiciens et les ensembles instrumentaux les moins orthodoxes. L’aspect le plus fascinant de Zorn demeure donc, même dans la composition en musique contemporaine, son souci d’expérimenter en permanence toutes les combinaisons orchestrales sans jamais se figer dans une formule établie. Dans Madness, Love and Mysticism, il intervertit et croise les musiciens sans cesse, d’un morceau à l’autre, pour éprouver toutes les possibilités : en solo, duo ou trio, de piano, violoncelle et violon (respectivement Stephen Drury, Erik Friedlander et Jennifer Choi). On citera également, entre autres curiosités musicales, le dialogue entre un violon, d’un piano et d’une multitude de sons concrets créés avec des objets prosaïques ou des rebuts dans Beuysblock sur Songs from the Hermetic Theater (2001), le duo de clarinettes basse de Sortelage sur l’album Magick (2004), le duo de violons des 13 vignettes Apophthegms sur Lemma (2013)…
D’autres fois Zorn, emprunte à la littérature. Dans le Momo sur Madness, Love and Mysticism (2001), il se base sur la voix de l’écrivain Antonin Artaud et assigne à chaque lettre de l’alphabet une hauteur de note. Dans Chimeras (2003), il reprend le procédé du lipogramme en substituant à la suppression d’une lettre l’omission de l’une des tonalités, par alternance, tout au long du morceau. D’autres morceaux, s’inspirent eux de rituels et d’invocations magiques : ainsi pour évoquer la psalmodie de l’incantation, ce sera une série immuable de hauteurs de notes qui sera systématiquement répétée tout au long du morceau Goetia, mais en faisant en sorte que les variations de durée, de timbre et d’attaque de la violoniste, rendent la répétition méconnaissable.
Depuis peu, Zorn développe également un nouvel axe de travail qui rend notre Fantôme du Paradis résolument extatique : la musique polyphonique pour ensemble de voix a capella. Le premier morceau prenant la forme d’un madrigal contemporain apparaît sur l’album Mysterium (2005) avec la pièce Frammenti Del Sappho et se prolonge aujourd’hui avec Shir Ha-Shirim (“Song of Songs”) et Holy Vision, deux oeuvres de 2012 interprétées par Lisa Bielawa, Martha Cluver, Mellissa Hughes, Abby Fischer et Kirsten Sollek. La dernière pièce, encore inédite sur disque, a été jouée à l’occasion de la célébration des 60 ans de Zorn (à Gand et prochainement, en septembre à Paris). S’y entrecroisent des éléments de musique sacrée avec des rythmes ou des chants dérivés des musiques populaires. Zorn a également développé le travail des voix dans les registres des musiques traditionnelles, jazz ou pop, avec l’ensemble a capella "Mycale" (Books of Angel, volume 13, 2010) ou dans son projet de chansons chantées encore inédit sur disque : le Song Project.
Il y a donc beaucoup à trouver et à chercher dans ce pan de la production zornienne qui présente un langage, certes plus abstrait, mais dont les fulgurances instrumentales ne sont finalement pas si éloignées de l’improvisation dans des contextes jazz et rock, ni de la dramaturgie, pleine de brusqueries, des pièces les plus narratives (
Godard, Spillane, Elegy, Duras…). Pour le zornophile, le tout est d’oser mettre le pied sur le pédalier. Zorn, lui, a franchi le pas en donnant un concert d’orgue solo improvisé (
The Hermetic Organ) en 2012.
Rupert Julian, "Le Fantôme de l’Opéra", 1925
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