Avec seulement 9 longs métrages en 33 ans de carrière, de 1964 à 1997, Alain Jessua est une figure singulière du cinéma français, un artiste solitaire qui n’appartient à aucune famille du cinéma français, électron libre oscillant entre auteur attiré par les genres impurs et artisan besogneux plus ambitieux que la moyenne ; difficile de se faire une place quand on tourne aussi peu, avec des acteurs très connus qui intègrent des récits inhabituels dans la production française. Contemporain de la Nouvelle Vague, il a construit une œuvre atypique et cohérente, où il allie son intérêt pour la science-fiction et le fantastique avec un regard désabusé et ironique sur la société contemporaine. Contrairement à Yves Boisset, par exemple, pour qui la critique du système passe d’abord par des choix de sujets ancrés dans le réel, quitte à déformer ce réel par la suite, Alain Jessua s’imprègne au préalable de l’imaginaire, introduisant un léger décalage avec la réalité en créant des univers insolites, des ambiances oniriques et/ou surnaturelles en résonance avec des thématiques récurrentes.
Traversés par une dimension absurde et visionnaire, ses films abordent des sujets d’actualité avec une perspective en avance sur son temps : la dérive sécuritaire avec Les Chiens, la télé-réalité alliée au terrorisme avec Armageddon ou encore la peur du vieillissement dans les sociétés modernes avec Traitement de choc. La Vie à l’envers ne fait pas exception, il s’agit d’un premier long métrage étonnant de modernité, de par l’audace de son scénario et le traitement distancié d’une mise en scène élégante, proche des expérimentations d’un Alain Resnais, notamment dans son montage osé. Les personnages du récit sont des coquilles vides, des êtres sans substance qui dialoguent entre eux sans réellement communiquer, restant à la surface des choses. Tout n’est qu’apparence et convenance, étayé par des dialogues prosaïques, se focalisant davantage sur les objets qui nous parasitent que sur les émotions complexes qui nous traversent.
La trajectoire de Jacques Vallin, le personnage central, est à contre-courant. Il cherche à retrouver une intériorité, à se réapproprier son existence sans en avoir le mode d’emploi. Au départ, il a tout pour être heureux dans sa petite vie tranquille au cœur de cette France des trente glorieuses en pleine effervescence économique : un emploi d’agent immobilier, un joli appartement partagé avec sa petite amie, une cover girl qui tourne des courts métrages publicitaires, occasion pour le cinéaste de tourner en dérision la vacuité de ces produits d’annonce, qui ont une influence directe sur le mode de vie des individus. Jessua décrit une sorte de meilleur des mondes, où le réel est contaminé par le consumérisme et une illusion du bonheur. De ce constat, Jacques va progressivement se détacher d’un système aliénant de manière paradoxale, en misant sur l’indifférence et le dégoût. C’est par une forme de déshumanisation qu’il va retrouver son humanité. Le mensonge devient un moteur d’affranchissement, un moyen de s’isoler, de tromper son entourage pour mieux l’évacuer, quitte à faire blesser autrui, notamment son épouse dévouée qui ne comprend pas la situation. Par pure provocation, il se complaît parfois à proférer des horreurs jonglant avec les limites acceptables de la transgression. Quand il raconte ses origines polonaises et l’histoire apocryphe de son grand-père, anarchiste et pédophile, il flirte avec l’indécence juste pour faire fuir ses convives, les choquer, et au fond de les inciter à le détester. Dans sa quête d’émancipation, Jacques n’est pas décisionnaire, il pousse les autres à le rejeter. Il se fait licencier dans un premier temps, puis incite Viviane à le quitter. Sa passivité naturelle, loin d’être un handicap, le fait avancer.
Alain Jessua dresse le portrait d’un homme en perte de repères, sombrant dans une dépression qui n’a rien d’une descente aux enfers. La folie douce du personnage associée à tort à de la schizophrénie est au contraire une montée vers l’extase, une fuite du quotidien pour accéder à une certaine vision du bonheur par un refus de l’hédonisme et de la jouissance matérielle pour atteindre une plénitude. Marqué par une distanciation incarnée par la voix off intérieure du héros, La Vie à l’envers avance par petites saynètes impressionnistes, comme dans le nouveau roman, sans une construction narrative classique. Les personnages, silhouettes sans profondeur, et les situations d’une effrayante banalité évoquent Les Choses de George Perec, publié un an plus tard. La même angoisse traverse le film et le roman, observant en biais une période jugée prospère. Jessua passe au crible la société de consommation avec une ironie et une acuité qui invoquent les fantômes de Flaubert, Baudrillard, Gogol que Kafka. Ces références n’étouffent jamais le film qui parvient avec un ton personnel, une écriture visuelle autonome. Jessua étaye un propos existentiel, très littéraire sur le papier, par la langue de l’image, explorant ainsi la psyché du personnage. La cartographie d’une France citadine en plein essor est perçue à travers le regard dépassionné de Jacques Valin. Les cadrages symétriques et les lents travellings minutieux dans les couloirs, nimbés d’une photo noire et blanc dénuée de contraste, tout en nuances grisâtres, parviennent à créer une atmosphère délestée de tout affect, désincarnée. Charles Denner, avec sa diction traînante et son visage hors norme, compose un personnage fascinant, observateur lucide d’un monde qui lui échappe. Les autres personnages ne sont que des pantins mis à distance, incapables de comprendre le cheminement de Jacques qui a fait le choix de se retirer du monde. Anna Gaylor incarne la femme de Jacques, oie blanche futile qui ne semble pas échapper au regard misogyne de l’époque, sauvé de justesse par une très belle séquence de rupture. De ce parti pris radical résulte toute la beauté de cette fable satirique sur l’ultra moderne solitude, œuvre importante qui dialogue avec un autre film du cinéaste, le magnifique Paradis pour tous, réalisé 18 ans plus tard, où le constat se fait plus amer, plus désenchanté encore. La recherche du bonheur à travers une drogue qui vous coupe de toutes les émotions n’est plus qu’une illusion. Au moins, à la fin du film, Jacques paraît serein, heureux et n’a pas besoin de placebo pour se sentir en phase avec lui-même. Il n’est juste plus connecté aux choses et aux êtres. (On ne sait plus tellement si on doit en rire ou en pleurer et tout l’art de Jessua est là, laissant le spectateur entre la lumière et l’abîme)
Bonus
Après L’Alliance de Christian de Chalonge, par ailleurs assistant de Jessua sur La Vie à l’envers et Le Diable dans la boite de Pierre Lary, Luna Park poursuit son exhumation des pépites oubliées du cinéma français. Ce nouveau titre ressort dans une magnifique copie restaurée en DVD et en Blu-Ray à un prix très attractif dans une édition agrémentée de trois bonus indispensables. Alain Jessua, les premières années (43 min) est un entretien passionnant du réalisateur avec Jean Ollé-Laprune qui revient sur ses débuts et la genèse de son premier long métrage. S’affranchir de la réalité (21 min) est une analyse pointue du film par Bernard Payen qui souligne la dimension très avant-gardiste du film. Il met en lumière aussi les raisons qui ont poussé Jessua à filmer des personnages solitaires, coupés du monde extérieur, notamment par rapport à son expérience de la Guerre. Jacques Valin, ce frère d’armes (24 min) clôt cette édition. Roland-Jean Charna revient sur le film en rappelant qu’il s’agit d’un des films les plus importants de ces 50 dernières années. Il évoque aussi sa rencontre avec le cinéaste alors qu’il était journaliste pour le magazine Split Screen auquel il a consacré un article sur La Vie à l’envers nommé Ne pas répondre à l’appel de l’humain dans la rubrique Porté disparu. Charna le met en perspective avec d’autres films de la même époque comme The Swimmer, L’Arrangement ou encore L’Opération diabolique tout en soulignant l’importance des références littéraires du film de Kafka à Gogol.
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