Réalisé en 1968, entre Une affaire de coeur et WR ou les mystères de l’organisme, Innocence sans protection occupe un statut un peu particulier dans la filmographie de Dušan Makavejev : celui dans lequel il commence à aborder sa forme la plus expérimentale, qui tient du collage, d’un montage qui semble privilégier l’improvisation et suivre le sens des idées telles qu’elles arrivent, spontanément. Lors de son entretien avec Michel Ciment en 1968, il exprime d’ailleurs de manière assez claire cette « absence d’idée » qui prélude à la création du film, pour lequel il laissa une petite annonce dans un « magazine très sentimental, de style boulevard » et dans un « hebdomadaire pour vieillards et adolescents », à la recherche de gens « ayant des qualités physiques et morales exceptionnelles ». Il tomba alors sur des créatures très freaks, comme un homme de se coudre à même sa peau, un autre écrire des deux mains en même temps. Mais c’est sa rencontre avec Dragoljub Aleksić, un célèbre acrobate à la retraite ayant marqué l’enfance de Makavejev, qui sera décisive, lui fournissant le sujet même de son film. Aleksić lui montre un film qu’il avait fait 25 ans auparavant, en pleine guerre, mais dont il ne reste aucune trace, y compris à la cinémathèque. Comme l’image dans l’image, le film dans le film sera au cœur d’un dispositif fascinant.
Makavejev va partir de cette œuvre disparue et du destin de l’acrobate pour proposer une réflexion poétique et politique autour du cinéma, et sur la place de l’artiste dans l’Histoire. Innocence sans protection reprend le titre du film de 1942 pour y entremêler images du film, archives d’époque, en un temps cinématographique unique qui les regroupe tous comme un présent rêvé, une curieuse chronologie non linéaire où se chevauchent les périodes. Pour en ajouter au vertige, le film d’origine entremêlait intrigue de fiction et documentaire dans lequel Dragoljub Aleksić se filmait en tant qu’acrobate. Ce qui pourrait paraître un curieux assemblage hétéroclite, s’achemine vers une unité qui abolit les barrières du temps. La rupture en construit paradoxalement la linéarité. C’est encore plus beau de penser que le script n’existait pas avant mais s’est imposé dans la salle de montage.
Je pouvais faire en sorte que des gens même morts commandent la conduite aux vivants. C’est un côté magique du film, surtout quand on sait que ce soit des personnages vrais (…) J’ai essayé de faire dialoguer ainsi passé et présent. Il me suffisait d’écouter attentivement le matériel.
Mais ce que fait le cinéaste derrière ce dispositif est avant tout l’éloge de l’artiste, de l’homme différent – auquel s’accorde finalement très bien le dénominatif « ayant des qualités physiques et morales exceptionnelles » – l’excentrique, la créature, le marginal qui finalement est le seul à pouvoir éclairer une période d’obscurantisme. On peut évidemment penser qu’implicitement (d’autant que nous sommes en 1968), Makavejev s’inscrit en continuité de ces êtres qui ne plient pas. L’intrigue naïve de l’Innocence sans protection de 1942 sert de manière assez magistrale une mise en abyme totale, à travers l’histoire de cet acrobate amoureux – comme un alter ego d’Aleksić – poursuivi , persécuté, détesté, mais finalement vainqueur dans les bras de sa belle – elle-même porte-parole du cinéaste. En pleine guerre, ce héros candide et surhumain louait les idéaux amoureux, l’accomplissement d’exploits excentriques dangereux, et la capacité à tendre un fil d’un immeuble à l’autre. La poésie du cinéma au secours du Mal, c’est ce dont parle merveilleusement Makavejev, plus encore lorsqu’il enchaîne avec les aventures de l’acrobate des images d’archives, de ruines, de peuple en temps de guerre. Le cinéaste parle donc bien de survie, y compris de celle du cinéma, lorsqu’il exhume une œuvre disparue et réputée perdue. Allons plus loin : avant sa rencontre avec Dragoljub Aleksić, Innocence sans protection n’existait pas. Le titre non plus n’est pas anodin puisqu’il définit finalement très bien l’innocence de l’Art lui-même, une innocence primitive comme ultime refuge, et qui comme toute innocence, est en danger de mort.
Derrière cette légèreté caractéristique du cinéma de Makavejev, le cinéaste parle énormément du temps qui passe, et du temps historique qui détruit. Mais il entremêle surtout le temps intime et le temps collectif. C’est d’autant plus frappant lorsque l’on passe de la vision de cet acteur dans sa frêle jeunesse et ses beaux muscles de 1942 à l’homme racontant ses souvenirs en 1968, plus fatigué, vieilli, les membres brisés par un accident, mais soulignant qu’il continue au présent malgré cela à tenter de petits exploits et à exercer son corps fatigué. Derrière cette quasi féerie du personnage, on entrevoit la lutte tragique contre les années qui passent, en parallèle aux années de guerre qui ont détruit tant de vie. Aussi le générique de fin, qui précise les acteurs en tant que survivants (y compris pour certains qui ont subi les camps), s’avère particulièrement troublant.
Innocence sans protection ne ressemble à aucun autre : entre subversion, poésie et expérimentation pop (notamment lorsqu’il s’amuse à colorier les éléments du film d’origine et à dessiner les motifs du tapis où rajouter des lèvres pulpeuses…) Makavejev s’amuse beaucoup et son cinéma est à son image, toujours ludique. Dans cette réflexion des personnages autour de leur passé, d’acteur ou de funambule, chacun se remémore son expérience (« J’avais gagné le concours des plus belles jambes », confie l’une des actrices 30 ans après) et mesure le temps passé, le temps qui laisse désormais contempler son corps vieilli. Avec Innocence sans protection, le cinéma apparaît plus que jamais comme une arme politique et métaphysique, une arme contre l’oppression, une arme contre la mort, une arme contre l’oubli.
Suppléments
Livret « Autour d’Innocence sans protection » : Interview de Dusan Makavejev par Michel Ciment, Positif n°99,1968
Court métrage : « Nouvel animal domestique » de Dusan Makavejev (« Nova domaca zivotinja », 1964, 11′, VOST)
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