Entretien avec Ben Loiseux, archiviste et caméraman

Dans son patronyme, il y a « œil ». Hasard ? Je ne crois pas tant le regard de Ben est affuté. Totalement autodidacte, il filme depuis plus de 25 ans les événements les plus pointus, très souvent musicaux, parfois dans des lieux fragiles. Son épatante chaîne YouTube recense plus de 4000 vidéos : https://www.youtube.com/channel/UC-COidMsCvJDGgv2OLw90hg


copyright Xanaé Bove


D’une discrétion qui le rend quasi invisible, Ben-œil-de-lynx (comme je le surnomme) se matérialise soudain et délivre des documents précieux et rares. La première fois que je l’ai entrevu c’était, bien sûr, derrière sa caméra. Il filmait Zombie Zombie ou un mémorable concert de France ?

Puis je l’ai croisé à de nombreux concerts qu’il a eu la générosité d’immortaliser souvent dans leur intégralité et toujours gracieusement : The Ex, Melenas, Le Tigre, Sonic Youth, Yann Tiersen, Lydia Lunch, Acid Mother Temples, Rhys Chatham, The Residents…. Le vidéaste est également fidèle à certaines salles parisiennes habituées à accueillir des lives et des rencontres de qualité : Instants Chavirés, Café de la Danse, Maroquinerie, Shakirail, Maison de la Poésie…
Contrairement à la majorité des YouTubeurs, usagers des réseaux sociaux and co, Ben fuit comme la peste la reconnaissance. A mille lieux du nombre de « followers », il est resté fidèle aux débuts d’Internet vu début 90 comme un eldorado underground. Même si la cartographie contre-culturelle vire peau de chagrin, zéro chagrin car il y aura toujours des personnes dans l’ombre, vigilantes et salutaires.


Comment et pourquoi as-tu commencé à filmer ?
Je viens d’une famille pas du tout cultivée et d’une province où il n’y avait pas grand-chose. J‘étais curieux et très jeune, je me souviens de nuits passées sur M6 où on pouvait entendre une musique un peu différente. Car là où je vivais je n’avais accès à rien. J’ai découvert qu’il y avait d’autres choses en termes de musique et de cinéma. Je devais veiller tard car les bonnes choses passaient tard dans la nuit. Bien sûr, c’était souvent commercial, mais soudain, on pouvait découvrir un live de Patti Smith. Je me disais : heureusement que quelqu’un a filmé ça ; on peut le voir des années après. L’archive existe. Et ça, c’est un truc qui me travaille beaucoup : garder une trace. Quand j’ai réussi à avoir une caméra, j’ai commencé à demander aux gens s’ils acceptaient d’être filmés. Avec les moyens du bord. J’ai d’abord eu une caméra VHS, puis une mini DV. Comme tout était cher, j’étais en retard en termes de technique. Mais ce qui me motivait c’est que bien que je sois une brèle pour la technique, je suis un bon cadreur et j’ai de l’endurance pour filmer. Le déclic est parti de cette envie de filmer ce qui se fait, ce qui existe. Comme aussi des webzines qui vont faire des petits concerts. Le concert va se faire, eh bien ! documentons-le!

Tu as commencé en 1999 ? En S-VHS c’est ça ?
Oui, avec ce qu’on appelait typiquement un camescope que j’avais acheté en Allemagne pendant mon service militaire. Mon premier concert ça a été Yann Tiersen qui faisaient plein de concerts à Lille, un dans la journée et un grand le soir. Je lui ai demandé au débotté si je pouvais le filmer et j’ai commencé ainsi.
Pile un mois après, je suis rentré à la SNCF. J’ai passé trois mois à étudier à fond, Puis dès que j’ai eu mon diplôme et mon contrat, j’allais à pas mal de concerts que je filmais à l’arrache. Je me suis dit que je devais prendre sur moi et demander l’autorisation de filmer aux artistes et à leur entourage : les régisseurs, les gens du label… C’est comme ça que, de fil en aiguille, ils m’ont donné ma chance. J’ai commencé à connaître du monde et je filmais de plus en plus de concerts. A la Guiguette Pirate, au Café de la danse…Petit à petit, j’ai amélioré mon matos et puis voilà. Ma consigne c’est de ne pas diffuser les images et de ne donner ces archives qu’aux personnes concernées. Précision : souvent quand ces artistes étaient interviewés à la TV, il n’y avait quasiment pas de captations de concert. Le fait que je ne sois ni du métier, ni du sérail était un plus. Les musiciens avaient besoin de se rendre compte de leur prestation scénique et me disaient : tes images m’ont permis de voir comment était le concert.
Travaillant à la SNCF, je pouvais me rendre en province. Par exemple, voir un concert à Strasbourg et revenir en train de nuit. C’était une facilité pour voir des groupes plusieurs fois et même les suivre un peu en tournée. Et garder des contacts avec eux. A l’époque j’étais en poste d’aiguillage, maintenant je suis en gare. Je bossais les 3-8. Donc, les groupes que je loupais à Paris, j’allais les voir en province.

Tu es passé ensuite à la DV ? Je me souviens que c’était un gros truc début 2000…
Oui, d’ailleurs, ma mini DV équipée d’un micro était tellement au point qu’un jour un gars m’a félicité sur mon matos durant un live à la Maroquinerie. Il m’a appris à moi qui ne suis vraiment pas un geek de la technique que c’est le premier tirage et qu’aucun nouveau modèle n’a été à la hauteur par la suite. J’étais mort de rire, un pur coup de chance. Je n’étais pas trop aux faits des nouvelles caméras, etc…
Maintenant je filme en HD, mais j’ai mis du temps à m’y mettre parce que c’était assez cher. La deuxième caméra que j’ai eu c’était du 3 000E par pièce, hein ! Il fallait aussi changer d’ordinateur. A chaque fois, c’était un investissement. Toutes mes économies allaient pour la caméra.
Autre aspect important de ces captations :parfois les musiciens jouent des reprises en concert. Or si ce n’est pas enregistré, ce sont des morceaux qui sont perdus. Je suis toujours étonné que certains groupes n’enregistrent pas au moins le son de leurs concerts pour avoir un morceau derrière. Par ex Jack White des White Stripes a enregistré live et ainsi pu au fur et à mesure sortir ces morceaux, les fournir aux fans.. Je suis toujours étonné que les groupes ne fassent pas systématiquement ça et voilà mon rôle.
(Nous évoquons le regretté Philippe Guinot alias Philippe le Bootlegger qui enregistrait systématiquement les concerts pour son site, lui, aussi, brutalement disparu en 2022 : Compact Cassette Bootlegger Club)


Oui comme ce morceau incroyable et inédit que Edward Ka-Spell a créé pour les 25 ans de carrière des Legendary Pink Dots à l’Echangeur et que je n’ai jamais pu retrouver par la suite. Je ne les ai filmés qu’une fois, mais oui c’est ça l’idée qu’un morceau entendu en concert et pas sur album ne passe pas à la trappe.

A force de filmer des groupes tu as créé des contacts ? Oh la la ! (rires) Il y en a beaucoup. Principalement en France. Tous ces gens liés les uns aux autres…Toute la scène autour de la Novia, de……

…De France ?
France, c’est super que tu les cites car un jour je les ai filmés à l’Olympic Café. Ils jouaient par terre. Étant derrière, je ne les vois pas ! Il n’y en avait aucun sur scène. La batterie était au bord de la scène et les deux autres musiciens étaient autour de lui et les gens derrière. Et la scène quasiment vide ! Je me suis demandé comment les filmer et puis, flute ! je suis monté sur scène, mais dans un coin pour ne pas être visible. J’étais au niveau de la porte des backstages. Résultat des courses : 1/ j’ai eu un super plan parce que le public y figure également. 2/Ca eu rendu vachement bien au niveau du son.
De fait, leur label la Souterraine flashe sur mon enregistrement et me demande de leur envoyer mon son à part. Ils ont sorti le disque du live avec mon son ! (sourire). Sur le macaron, il y a mon nom : « Enregistrement Benoit Lesieux » ! j’ai vu ça et je me suis dit « : C’est bon, je peux mourir tranquille maintenant ! »

https://france-trio.bandcamp.com/album/live-metam-rfosi-2019

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A partir de quand as-tu pensé à faire ta chaîne YouTube ?
Comme je l’ai dit, au début je ne voulais pas diffuser ces images. Du reste, sur ma chaîne YouTube, un tiers des vidéos est privé. Bien sûr, je donne accès à leurs captations aux groupes mais si pour telle raison, ils ne veulent pas diffuser, je laisse en privé. Je veux que ça soit eux qui gardent le contrôle. Puis via internet et YouTube les images de concert se sont démocratisées, d’autant avec l’apparition des smartphones et des concerts pas toujours bien filmés. Ça m’a motivé pour les mettre en ligne.

Tu fais le montage ?
Oui ! Parfois, c’est encore mieux quand je peux filmer à 2 caméras, ou avec un smartphone ou encore, un copain prête renfort. Par exemple pour le concert des Melenas, je me suis servi de 2 caméras et d’un smartphone. J’ai emprunté une autre caméra et j’ai tout lancé en même temps. C’est la seule fois où j’ai manié autant de caméras mais le résultat est cool, ça en valait la peine. Elle est en entier sur YT avec leur accord. 


Tu bosses toujours seul ?
Oui. Par contre, certains font appel à moi pour des concerts : MarieM pour le métal ; Renaud du Cargo pour certaines captations. Comme par exemple les 3 soirées pour Troubles à la Gaité Lyrique quand Virginie Despente a joué avec Casey et Béatrice Dalle sur une musique de Zéro. Ici, un extrait sur le site du très prolixe camarade Renaud

En 2015, j’avais filmé seul à la Maison de la poésie quand Zéro accompagnait Despentes pour Le Requiem des Innocents parce que je connais bien Zéro. Ils ont rejoué donc là j’ai demandé à Renaud de Foville de venir aussi et on a fait ça à 4 caméras. Peu de temps après, il y a eu encore une captation à la Maison de la Poésie. Bien sûr, je filmais au même endroit. Comme c’était la troisième fois, Virginie Despentes m’avait repéré et elle a fait un truc un peu dingue pendant ma captation : un regard caméra d’environ 8 secondes, ce qui est long ! (Sourire).
Autre moment marquant : quand j’ai filmé Sunn O aux Instants Chavirés. On distinguait vaguement leurs silhouettes et encore moins le public. Et soudain, dans tout ce brouillard, il y a eu une main qui se lève, comme dans un film d’horreur ! (Rires) Ou encore ce regard caméra de Virginie D c’était hyper fort.


(Évidemment, le caméraman cultivant le gout du secret, il n’a pas rendu publique cette vidéo. Vous pouvez vous rattraper via une lecture de Vernon Subutex  à la Maison de Poésie également J’ai filmé certains groupes qui sont devenus des mastodontes. Je me souviens d’Arcade Fire ou Gossips. Gossips qui faisait la première partie de Old Time Relijun au Point Éphémère en 2005.
Des fois, je préfère filmer les musiciens à leurs débuts. Bien sûr, ça m’est arrivé de filmer des groupes qui marchent bien dans des endroits gigantesques, mais je préfère les lieux plus confidentiels. Les petits lieux me vont très bien.
Je préfère être défricheur que suiveur. Je me souviens d’un groupe comme Archie Bronson Outfit qui aurait pu être énorme vu la qualité de leur musique, mais le succès n’a pas été au rendez-vous. Mais, du coup, au moins, il y a plein d’archives… (sur sa chaîne. Bien sûr, Ben ne fera jamais d‘auto-promotion, mais il m’a fourni ultérieurement un lien pour (re)découvrir ce groupe :
Je me souviens de Gravenhurst. Vic Chesnut est mort récemment. Bon ben je l’ai immortalisé.

Ca m’avait touchée quand tu avais été filmer Derek Woolfenden, un des primo-occupants du cinéma  la Clef qu’on a toujours soutenu tous deux (versus la Clef Revival, la seconde vague d’occupation)…Oui, outre la musique, le cinéma m’intéresse aussi beaucoup. Tout ce que je peux filmer sur le cinéma underground oui. Je filme aussi souvent des manifestations. C’est important d’avoir une trace d’un événement marquant. En plus, la Clef c’était particulier vu qu’ils étaient en bisbilles. Derek je le connaissais de son ciné-club, le Kino Club au Shakirail.
[J’adorais sa démarche, rien que ses présentations au Kino Club étaient immenses parce que c’est un programmateur hyper passionné (suivre lien). Donc j’en ai filmé en loucedé. De plus, comment peux-tu faire des documentaires musicaux ou autre si tu n’as pas d’archives ? Des fois on a envie de filmer, même en loucedé. J’ai envie de dire : les bootleggers, merci à vous, hein ! J’ai une centaine de bootlegs de Nirvana grâce aux bootleggers.

(Nous portons un toast à Philippe Le Bootlegger, en photo ci-dessous)



Ca m’est arrivé de dire à un groupe : je filme et si c’est tout pourri, on efface, mais au moins, ça sera fait. Ce qui existe existe et ce qui n’existe pas eh bien…C’est foutu ! (sourire). Je me souviens d’un truc urgent au Nouveau Casino : le public est arrivé avant les deux groupes -je ne me souviens plus qui c’était. Du coup, leur installation a été réduite et le résultat était génial. Idem avec les Married Monks : on se rendait en van aux Rockomotives, on a eu un problème de bagnole. On est arrivés hyper tard, pile poil pour la balance. Ils ont joué un quart d’heure après. Et ça a été hyper bien.Il peut se produire de très bonnes choses dans l’urgence!Le live c’est l’incident, mais souvent dans le bon sens du terme. Il peut se passer des choses dingues, mais si personne ne le documente, eh bien ! c’est fini.
Mieux vaut prendre le risque de filmer et si c’est pas bien, on détruit ! Mais, au moins, ça existe.

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