Si l’alchimie entre cinéma d’auteur et de genre, ne fonctionnait que par bribes dans Amare Amaro, premier long métrage de Julien Paolini, relecture d’Antigone de Sophocle en Sicile avec les codes du film de mafia, Karmapolice – qui n’entretient aucun rapport avec le morceau culte de Radiohead – y parvient à merveille, équilibre fragile, sur le fil du rasoir, entre la série B désargentée et le désir intime de bousculer les règles du polar. Le cinéaste se situe dans un entre deux, non pas tiède, mais constamment stimulant, en profonde adéquation avec la psychologie du personnage principal, Angelo, arborant un look façon Serpico parigot, qui souhaite refaire sa vie. Sans aucune explication par les dialogues, simplement par le regard de sa petite amie qui l’observe comme un étranger, le spectateur sait qu’il n’est déjà plus la même personne, essayant de rompre avec le passé, lourd d’un secret qu’il ne tente pas d’oublier, mais de réparer à sa manière. Devenir un autre. Pour cela, ce flic dépressif, en rupture avec sa fonction, s’installe dans le quartier populaire de Château Rouge, lieu multiculturel où grouille une faune entre communauté, militants et marginaux. Tel une figure scorsesienne, il s’investit dans la vie quotidienne de ces petites gens, approche le milieu associatif et se lie à une figure locale, Poulet, petit trafiquant qui règle les problèmes en marge de la légalité.
Le film déjoue nos attentes, se refuse à faire de ce Poulet, un personnage nocif et envahissant qui entraînerait Angelo dans la mauvaise direction. Au contraire, la naissance d’une amitié, certes éphémère, tempère le fatalisme morbide d’une œuvre héritée de quelques grands noms de la littérature, de John Fante à Léo Malet. Julien Paolini ne s’en tient pas uniquement à ce programme classique du rachat d’un policier, hanté par un secret, qui a infusé le cinéma américain des années 70 ; il prend des chemins de traverse, flirtant avec le fantastique, sous ses apparats ultra glauques, quand Angelo, mu par une curiosité proche du voyeurisme, s’intéresse à son étrange voisine, une junkie, sous l’emprise d’un homme influent qui apparaît comme une silhouette maléfique. Une des séquences les plus troublantes du film évoque Blue Velvet tant par la situation scabreuse que par son esthétique clinquante. Caché à l’intérieur de l’appartement, Angelo observe la jeune femme se soumettant à un étrange rituel pour avoir sa dose.
Karmapolice est à l’image de ce moment déroutant, hésitant entre plusieurs directions, tout en rupture de ton et de forme, reflétant l’espace mental de son protagoniste en pleine confusion existentielle. L’expression à la mode à une époque mais tombée en désuétude de « film-cerveau » s’applique à merveille à cette déambulation intérieure d’un homme miné par les remords et la mélancolie. Même quand Julien Paolini, fait mine de s’engouffrer dans les clichés, il fait toujours un pas de côté. La beuverie entre flics, qui suinte le virilisme, est désamorcée par le mal-être d’Angelo qui ne se sent pas à sa place dans cet ancien monde où il possédait un pouvoir sur autrui. Si le réalisateur se distingue d’un courant naturaliste dès qu’il s’agit de braquer sa caméra dans l’espace social, il ne fuit pas pour autant le réel, insufflant même une dimension documentaire dans sa manière d’observer ses perdants magnifiques dans leur environnement. Il crée une promiscuité palpable entre le spectateur et les habitants du quartier où la notion de vivre ensemble n’a rien de chimérique. La mise en scène hétérogène alterne entre cet ancrage réaliste pour les extérieurs et une stylisation outrancière dès qu’il s’agit de filmer les intérieurs, avec des plans très composés dans des décors surnaturels nimbés d’une photographie tirant vers le rouge et le bleu, se référant directement à tout un pan du cinéma des années 80.
Certes imparfait, parfois plombé par des dialogues artificiels et une résolution convenue bien que logique, le deuxième long métrage du jeune cinéaste n’en demeure pas moins un fascinant thriller onirique doublé d’une fable poétique qui convoque les fantômes de Samuel Fuller, d’Abel Ferrara, mais aussi, plus près de chez nous, de Julien Duvivier et de Marcel Carné. Ne se reposant pas uniquement sur sa forme bouillonnante et excitante, traversée de fulgurances plastiques, Julien Paolini, s’intéresse aussi à son récit et à ses personnages, magnifiquement interprétés par quelques acteurs d’une nouvelle génération montante, à commencer par Syrus Shahidi, d’une sobriété exemplaire, et surtout Alexis Manenti bouleversant dans le rôle de Poulet, lui conférant une épaisseur inattendue. Karmapolice entretient une relation avec un autre grand polar français, le splendide Neige de Juliet Berto, avec qui il partage à la fois un désespoir et un humanisme transpirant dans chaque plan, prouvant, une fois n’est pas coutume, que noirceur ne rime pas avec cynisme.
Le film sort le 17 juillet dans une poignée de salles. Foncez découvrir cette œuvre originale et passionnante auréolée du grand prix du festival Cognac 2023.
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