A lire les sous-titres du roman (« Pour un humanisme entrepreneurial » «Un livre acheté : vingt autocollants offerts pour changer le monde »), le lecteur imagine d’emblée un ouvrage caustique ciblant essentiellement la « start-up nation » chère à monsieur Macron et craint une satire aussi inoffensive qu’un sketch d’humoriste consensuel appointé par France-Inter. Mais Christophe Esnault et Lionel Fondeville nous emmènent ailleurs, plus précisément du côté du monde de l’édition avec un narrateur qui publie de la poésie et des textes courts. Sous la bannière Potlatch (un clin d’œil qui annonce immédiatement les références situationnistes des auteurs), cet éditeur peu scrupuleux se livre à toutes sortes de magouilles pour rentabiliser son affaire : service de correction et de réécriture pour les apprentis auteurs, service de promotion auprès d’obscurs blogs littéraires, lectures publiques dans d’improbables festivals de poésie… Parallèlement à son activité d’éditeur, notre homme est également écrivain et son regard incisif n’épargne personne, raillant aussi bien le Landerneau littéraire que ceux qui gravitent autour (influenceurs, critiques…).
Dès les premières lignes, le ton est donné :
« Potlatch est une entreprise de sabotage. Ses cibles : le monde éditorial, le roman, la culture, l’Auteur, la recherche universitaire momifiée, et mille autres catastrophes de formes et tailles diverses. Je n’oublie pas la principale cible de Potlatch, celle pour laquelle je dépense le plus d’énergie : Potlatch.
Le modèle dominant cornaque aussi bien le courant principal que la marge, le centre consensuel que la dissidence. Dans tous les cas, il mastique, avale et défèque tout ce qui fait irruption dans le réel, du plus insignifiant au plus subversif. Cette assertion même est une tarte à la crème lancée dans le vide. »
Dans cette rapide présentation réside tout l’intérêt de Ma vie® est une start-up : être à la fois une virulente satire de toute la bêtise dans laquelle se vautre notre époque tout en montrant l’inanité de cette critique puisque le système récupère et se nourrit de cette subversion. En ce sens, et d’une manière beaucoup plus humoristique, les auteurs prolongent les réflexions de Guy Debord dans les Commentaires sur la société du spectacle sur le « spectaculaire intégré ».
Avec un anarchisme réjouissant, les auteurs tapent sur les ridicules de nos sociétés : la barbarie technologique (« Pas moyen de discuter avec toi sans que chaque minute tu ne regardes ton smartphone. Pour accéder à une existence littéraire, tu comptes sur les algorithmes. Tu ne vois pas qu’ils sont l’expression et le moyen de la barbarie nouvelle, ni combien tes doigts effleurant l’écran nous y plongent un peu plus chaque seconde. »), la novlangue entrepreneuriale, « l’insensé du travail » comme dans cet excellent passage où le narrateur enchaîne des rêves terrifiants où il occupe des emplois différents mais marqués par le même sceau de l’absurdité, les tracasseries administratives… En partant d’un microcosme (le milieu éditorial), Esnault et Fondeville parviennent à porter un regard corrosif sur un modèle de société qui accroît les inégalités et repose sur du vide : « Nous méprisons la plupart des civilisations passées ou voisines du haut de nos Everest de déchets. La nôtre se résume à faire l’amour dans un lit un dimanche sur deux, après des heures perdues dans l’insensé du travail. » Mais la force du livre, c’est qu’il tient aussi compte des apories d’une posture contestataire :
« Mes actes quotidiens ne sont pas à la hauteur de mon esprit critique. Mon regard est dur. Mes mains sont molles. En cela, je ne me distingue guère des armées de fonctionnaires appelant à voter depuis leur iPhone pour la France insoumise »
Avec beaucoup de dérision et une pointe de cynisme, les auteurs raillent une certaine « bonne conscience » critique qui participe au fond du même « spectacle ». Le narrateur raconte les liens qu’il a tissés avec un SDF, Fabio, qui devient dès lors un « produit d’appel » pour vendre des livres forcément « engagés » contre l’injustice. Lorsque l’éditeur décide de publier un texte historique de Fabio sur la révolte des maillotins au Moyen-Âge, l’essai est caviardé par des messages de type publicitaire ou d’avertissements : « Porte-clefs ACAB, bobs et casquettes ACAB, t-shirt ACAB et bien sûr notre produit phare : la boite à meuh ACAB avec sirène de police suivi du célèbre « i can’t breathe ». En commande sur le site. »
Mais toutes ces attaques en règle ne seraient pas aussi convaincantes si elles n’étaient pas le fruit d’une véritable écriture. En ce sens, Ma vie ® est une start-up parvient à être un passionnant collage presque dadaïste où se succèdent un semblant d’autofiction, une série d’aphorismes percutants, des critiques littéraires fantaisistes, des slogans en kit pour mendiant en panne d’inspiration (« Hier j’ai fait une bonne journée, uniquement des billets, je fais la manche aujourd’hui pour ne pas les dépenser. »), des autocollants pour « changer le monde » (« Les cadavres que vous êtes devenus ne changeront pas le monde »), un essai historique…
De ce patchwork émerge une vision à la fois caustique et subversive de notre époque. Une vision qui se moque aussi bien des absurdités d’un capitalisme à bout de souffle, d’un néo-libéralisme mondialisé effarant mais également de toutes les postures militantes, du rebelle qui prétend changer le monde depuis Twitter jusqu’à l’hypocrite qui affiche sa bonne conscience à sa boutonnière et s’érige en parangon de vertu.
Face à toutes ces baudruches, il nous reste encore le rire. Un rire qui décape et désacralise. Un rire plus que nécessaire aujourd’hui…
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Ma vie® est une start-up (2024) de Lionel Fondeville et Christophe Esnault
ISBN : 979-10-96415-72-4
172 pages – 20€
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