Magnus von Horn est indéniablement fasciné par les fractures de la vie et la manière dont l’individu se distingue ou non dans un destin qui semble tout tracé, imposé, sans écart ou sans espoir. Après Sweat (2020) et son influenceuse coach en fitness, le réalisateur danois propose un autre parcours féminin extrêmement fort, cette fois dans un contexte historique traumatique, celui de Karoline (extraordinaire Victoria Carmen Sonne), jeune ouvrière dans une manufacture textile qui confectionne les uniformes des soldats de la nation au sortir de la Première Guerre mondiale. Le dispositif esthétique épouse le portrait marquant et sans concession d’une jeune femme assaillie par la misère et la duplicité, en faisant passer la réalité sordide sur le versant de l’imaginaire du cauchemar. Le noir et blanc, somptueux sans jamais être propre (Michał Dymek a notamment signé la magnifique photo de EO de Skolimowski) , plus proche des ténèbres de Bela Tarr que des excès numériques actuels, ausculte les aléas de la vie de l’héroïne et rend encore plus poisseux et infernal son destin.

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Dès l’ouverture, très sèche, Karoline négocie avec son logeur pour pouvoir conserver son appartement en dépit des retards de loyer qu’elle accumule. Tentant de plaider sa cause de veuve non officielle (son mari a disparu pendant la guerre mais n’est pas déclaré mort) auprès de son patron, elle commence à nouer avec ce dernier une relation qui se soldera, malgré sa grossesse, par une rupture de classes précipitée par la mère du notable et l’impossibilité d’envisager un avenir commun. Karoline erre de désillusion en désillusion, jusqu’à sa rencontre avec Dagmar, gérante d’une confiserie mais aussi placeuse de bébés pour toutes les femmes ne pouvant pas ou ne voulant pas élever leur enfant. Dans sa dimension historique, le film propose d’ailleurs une retranscription fine de la fin de la Première Guerre mondiale, avec cette monnaie courante de difficultés financières, de privations, de méfiance. Le sujet des gueules cassées est quant à lui traité avec un mélange de force et de pudeur à travers le personnage de Peter, mari défiguré et détruit que Karoline ne parviendra pas à re-connaître.

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La Jeune Femme à l’Aiguille pourrait suinter le misérabilisme, transpirer le désarroi et la pauvreté par tous ses pores, mais le jeu libre avec la réalité et sa métamorphose qu’opère Magnus von Horn, la distance observée et la fluidité exemplaire de son récit, qui ne s’appesantit sur rien tout en parvenant à nous faire ressentir la difficulté de chaque situation, de chaque échange avec un interlocuteur peu sensible à ce qui l’entrave, de chaque revers vécu par l’héroïne, rendent le film plus fascinant qu’étouffant. Fascinant mais pas poignant, car le drame est brut, inéluctable, le réalisateur privilégiant la prise de conscience au pathos.

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Le cinéaste se plait à prendre des distances avec sa reconstitution en optant pour la forme du conte de fées horrifique et métaphorique que sa forme expressionniste met plus que jamais en valeur. L’horreur de l’Histoire crée d’extraordinaires ogresses, dont la terreur qu’elles inspirent est à la fois fidèle à la réalité des événements et à la structure du conte. La Jeune Femme à l’Aiguille illustre l’art vénéneux des belles et des bêtes notamment dans son somptueux catalogue de monstruosités, qu’elles soient physiques et morales, qui finit par servir de fil rouge à l’oeuvre.

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A ce titre, l’autre grand personnage de La Jeune Femme à l’Aiguille est celui de Dagmar (Trine Dyrholm, imposante et fragile), caractérisée dans un premier temps par son empathie envers Karoline, femme aidant une autre femme, figure dévouée et solide, dont on devine les fêlures tout en respectant l’importance de sa mission et la sincérité de sa conduite, même au fil des doutes, jusqu’à ce que la surface ne s’écaille, que la tragédie ne s’impose, que l’impensable ne se vérifie. Avec cette magnifique ambigüe figure de sorcière, Magnus von Horn poursuit ce fusionnement du conte et de l’horreur de l’Histoire, mais plus encore opère, une réflexion autour de la nature même des histoires, de leurs origines, et de leur dimension cathartique. D’où vient donc cette écriture anonyme collectée par les Frères Grimm sinon de l’abominable réalité, des plus tristes faits divers, des destins les plus miséreux du peuple, et de la nécessité de les remanier dans la fiction et le surnaturel pour rendre l’insupportable plus vivable. Dès lors, toute la narration de La Jeune Femme à l’Aiguille peut-être aussi identifiée à une mise en abîme de la force cathartique de l’écriture. La beauté de l’écriture métamorphose l’enfer humain.

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Dans un double mouvement, perdition mentale de Karoline et chute morale de Dagmar, la figure de la femme dans toute sa souffrance et son désœuvrement s’étale sous nos yeux meurtris, à la fois compatissants et horrifiés, perdus. La Jeune Femme à l’Aiguille est un drame puissant et cruel, qu’une petite touche de lumière vient frapper in extremis, juste avant que la salle ne sorte de la pénombre, un peu sonnée par cette peinture d’un destin si lointain et si proche, si impensable et si actuel. La Jeune Femme à l’Aiguille nous imprègne également de la belle sensation d’un effacement des frontières entre le réel et le rêve, comme s’il n’existait plus qu’un seul espace si métaphorique et si vrai.
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