“James Bond rencontre X-Files”. Ainsi Warren Spector, concepteur génial, aime présenter ce qui reste encore aujourd’hui, 20 ans après sa sortie initiale, son chef d’oeuvre, sa Chapelle Sixtine même, Deus Ex.
Car oui, Deus Ex est bien une cathédrale, un monument dans lequel on entre sur la pointe des pieds, en chuchotant et en poussant des cris étouffés d’admiration devant une merveille architectecturale sertie de coups de génie esthétiques. Alors qu’un Half Life, sorti peu ou prou à la même époque et qui aura au moins autant redéfini les us et coutumes en matière de jeu vidéo, accuse le poids des ans – même s’il est toujours agréable à parcourir -, Deus Ex, lui, reste passionnant de bout en bout par la force de sa proposition – offrir une expérience de jeu ouverte à un maximum de possibilités, à la manière d’un jeu de rôle sur table – et les moyens mis en oeuvre pour l’appliquer – un gameplay et un level design permissifs.
Se présentant sous la forme d’un jeu d’action à la première personne et narrant une histoire de complot ancré dans le transhumanisme, Deus Ex laisse au joueur – et c’est sa grande idée – le choix de boucler l’aventure qu’il propose sans user de la violence, sans tuer qui que ce soit. Au menu, armes non-létales, piratage informatique, infiltration, astuce, espièglerie. Ici, tuer est bien un choix – souvent de facilité – posant une question morale au joueur, et non plus le passage obligé pour atteindre un but fixé. Pour se faire, le jeu déploie une multiplicité de moyens et de mécaniques qui auront eu comme effets immédiats de stimuler l’imagination des joueurs, les amenant à en détourner les règles pour créer des situations auxquels les concepteurs-même du jeu n’avaient pas pensées.
Citons par exemple ces mines collantes, ne se déclenchant pas à proximité du joueur et qui se virent vite utiliser comme pitons d’escalade de murs censément infranchissables, permettant ainsi de découvrir des chemins non-prévus par les développeurs. Avec Deus Ex naissait ainsi la notion de gameplay émergent, ou quand l’imprévu s’invite, comme dans la vraie vie, dans le code fondamentalement dirigiste de la matrice. Un accident miraculeux réalisant par la bande l’objectif premier de Warren Spector : concevoir un jeu offrant une liberté d’action à l’époque inusitée.
C’est en 2013 que sort Human Revolution, annoncé comme un reboot-prequel de la franchise après l’errance d’une suite, Invisible War, qui aura eu le triste privilège de plomber le jeu divin d’un seul coup de matraque sur la nuque – la faute à un gameplay simplifié qui venait ruiner la proposition de liberté initiale. Le but avancé par Eidos, le studio développeur de ce nouvel épisode, est bien ici de renouer avec la richesse et le sentiment de liberté du premier jeu.
Et Human Revolution réussit en grande partie à atteindre ces objectifs : multiples embranchements scénaristiques, choix moraux, level design offrant plusieurs chemins et manières d’atteindre les objectifs, arbre de compétences complexe amenant un ‘role play‘ impactant significativement le ‘gameplay‘ (concrètement, vous ne pourrez pas monter toutes les compétences de votre personnage et serez amené à faire des choix dans celles que vous développez en cours de partie, impliquant de fait des bonus, mais aussi des contraintes).
La malice des développeurs semble souvent sans limite et il n’est pas rare de s’émerveiller devant la résolution d’une situation pour ensuite pester dans un même mouvement devant un mur infranchissable, tout cela parce que vous avez fait le choix de développer telle compétence, et pas une autre. Et la beauté d’un tel principe ne serait rien sans le fait qu’il y ait toujours une solution à tout problème. À ce degré de level design et de mécaniques de jeu, c’est véritablement virtuose.
Pour autant, le jeu initialement sorti n’est pas exempt d’un énorme défaut : ses combats de boss à l’origine létaux, voire presque impossible pour spécifiquement un si vous n’avez pas monté suffisamment une compétence précise. Une aberration de conception dans un tel jeu confinant même à la faute morale de la part des développeurs quant à l’essence-même de Deus Ex; mais faute corrigée par la suite via une version Director’s Cut du jeu qui revoyait le level design de ces combats en ouvrant le champs de possibilités de battre lesdit ennemis. Le jeu en gardera malgré tout une étrange cicatrice : au cours des cutscenes suivant ces combats, les boss meurent systématiquement, malgré toutes vos précautions. Inévitable tristesse.
Ceci étant dit, Human Revolution offre une réelle idée de génie : son système de couverture qui voit le joueur passer de la première personne à la troisième personne lorsqu’il se tapit derrière une cloison ou un muret. Une mécanique qui a comme premier mérite de fluidifier toute la mise en scène du titre, notamment le passage entre les strictes phases de gameplay et les séquences narratives, montées comme du cinéma. Ne pas seulement incarner une caméra flottante sans corps, mais pouvoir diriger par intermittence une corps bien identifié permet ainsi de ne pas se sentir étrangement expulsé lors des cutscenes, à contempler un personnage dont le lien qui nous unit est brutalement distendu par le passage du subjectif à l’objectif.
Plus théoriquement, ce système de couverture, en offrant un nouveau point de vue décentrée de notre personnage sur l’action, s’avère être un commentaire d’une grande finesse sur la nature-même dudit personnage, ainsi que sur tout le jeu lui-même. Cette mécanique de gameplay nous donne en effet un moyen de percevoir une réalité augmentée (nous voyons soudainement plus de choses, alors que nous sommes cachés) renvoyant, par le truchement d’une mise en scène gigogne, à la nature-même de soldat augmenté que nous incarnons, ainsi qu’à la réflexion sur le transhumanisme qui traverse tout le titre.
Où quand une simple mécanique de jeu touche à la poésie, soit l’expression d’une idée par des moyens détournés, quand les choses en disent plus qu’elles ne semblent le faire. Et nous laissent songeurs.
Tout aussi poétiquement, quoique avec un poil d’ironie, notons pour conclure que ce Human Revolution, dont les thèmes narratifs abordés et le strict gameplay, on l’a vu, s’ancrent dans une réflexion sur une humanité augmentée, n’atteint finalement tout son potentiel que dans sa version Director’s Cut, soit une version littéralement augmentée de lui-même. Ironic, isn’t it ?
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Jean
Très bon résumé de la série Deux Ex