La vie est faite de dramas : l’enlèvement d’Hélène par les Troyens, le cri douloureux de Nietzsche à la mort du cheval de Turin, le coup de boule de Zidane à Materazzi, etc. Des moves prodigieux venant chambouler le cours de l’Histoire des hommes. Et puis il y a ces dramas que les fragiles tentent d’inscrire au panthéon et qui font flop.

Prenons le cas Returnal. à sa sortie il y a deux mois, moult protestations s’élevèrent pour dénoncer la difficulté prétendue de cette nouvelle exclusivité Sony. C’est étrange car l’habitude est plutôt de pester contre la casualisation des jeux console comparés aux jeux PC. Or, donc, nous avons là un jeu assez unique tant il s’avance, malgré son statut d’exclusivité pour la PS5, comme un jeu s’adressant aux adeptes de la stricte école du gameplay. Car Returnal est un jeu du studio finnois Housemarque, et ça, ça aurait dû déjà mettre la puce à l’oreille de tous.

J’ai une histoire particulière avec ce studio. Alors que je n’avais pas mis la main sur un pad depuis une vingtaine d’années (et une adolescence bercée par les salles d’arcade, les machines de Sega et la première Playstation), je me suis retrouvé il y a quelques temps à accompagner une bande d’adolescents à une séance de football en salle.

Dans la salle d’accueil du complexe, à côté du comptoir, trônait fièrement une borne PS4 de démonstration proposant de découvrir quelques exclus de la console de Sony. Par désœuvrement, en attendant la fin de la séance (vous me voyez sincèrement faire du foot en salle?), je me suis donc mis dessus. Parcourant les jeux proposés, je jeta mon dévolu sur Super Stardust, un bon vieux shoot-them-up des familles – soit un jeu de tir spatial avec un petit vaisseau qui tire des boulettes sur d’autres vaisseaux, pour faire court. Et un jeu qui me fit de l’œil, venant titiller des restes mémoriels.

Je me souviendrai toujours de la tête de ce môme qui me regardait, alors que j’étais en train de jouer, avec des grands yeux ahuris, puis de sa traversée de la salle en courant pour rejoindre sa mère, hurlant « Maman, maman !!! ‘y’a le vieux monsieur qui fait la mitraillette avec sa bouche !!! ». En effet, bien malgré moi, j’étais en train de mimer d’une façon fort sonore les bruits de mon vaisseau.

Produit par Housemarque, Super Stardust est un jeu merveilleux qui campe fièrement sur des bases de gameplay solides et offre un feeling arcade frénétiquement subtil. Et face à lui, j’étais, en moins de 10 minutes, redevenu ce môme que j’avais mis au placard il y a presque 25 ans, après mon dernier run sur Resident Evil 3.

J’ai donc ensuite, face à l’évidence (je suis dingue de JV depuis toujours), suivi le parcours d’Housemarque (tout en rattrapant mon hiatus de 20 ans) et force est de reconnaître que le studio sait y faire. De Resogun à Alienation en passant par l’halluciné Nex Machina conçu avec l’aide de la légende Eugene Jarvis, les productions de Housemarque, pour peu que l’on soit réceptif à leur délire – de l’action, des réflexes affûtés, des explosions tous azimuts -, ne déçoivent jamais. On sent les vieux gamins exsudant un amour sans borne et sans mélancolie pour les heures englouties de leur jeunesse dans des parties épiques sur des jeux punitifs. Et ça me parle, ça.

Pour autant, Housemarque n’avait jamais encore mis les pieds dans un strict environnement 3D. Comment l’ADN d’un tel studio allait-il pouvoir se plier à l’exercice ? La réponse est donc ce Returnal fantastique.

En terme strict d’action, Returnal est un Fast Third Person Shooter – comme on parle de Fast First Person Shooter, ces jeux de tirs à la première personne, donc, façon DOOM misant tout sur le mouvement et la vitesse. Dépourvu ainsi d’un système de couverture à la Gears Of War (système qui a gangréné le TPS pendant presque 15 ans), Returnal s’est adjoint une mécanique de dash (un mouvement ultra rapide dans toutes les directions) qui, le temps de son exécution, vous rend imperméable aux déluges de tirs essuyées. Il n’est pas rare, avec une telle mécanique, de prendre l’avantage dans une phase difficile en plongeant littéralement vers vos adversaires à travers leurs murs de boulettes, pour le pourfendre au corps à corps d’un coup sec (car, oui, vous êtes armé d’un sabrolaser du plus bel effet).

Une mécanique qui rappelle énormément les derniers DOOM et leur mécanique de Glory Kill (ou quand, alors que votre adversaire est sonné par vos tirs, vous vous jetez à son cou pour l’achever, glaner de précieux points de vie et rétablir pour un temps la situation à votre avantage). Mais ce n’est pas, comme on l’a vu, le seul point commun entre Returnal et DOOM. Tout comme DOOM, Returnal n’est pas un jeu de campeur : prendre position, rester stationnaire n’est JAMAIS une solution viable. Toujours être en mouvement est un impératif à votre survie. Et c’est en soi ce qui caractérisait déjà les précédentes productions Housemarque, ainsi que les jeux qu’ils aiment tant et dont ils n’ont jamais cessé de s’inspirer, ces jeux des salles d’arcades d’antan, furieux et frénétiques.

Concernant le gameplay de combat et son feeling, on peut rapprocher Returnal aussi du jeu merveilleux de Remedy, Control, en particulier ses phases d’arènes via le jukebox. On y retrouve, outre une même vue à la troisième personne, un même sentiment d’urgence et de puissance (pour peu que le build de votre personnage soit adéquat et que vous maîtrisiez la topographie des lieux). Tout comme DOOM et Returnal, Control n’est pas non plus un jeu de campeur, mais un de ces jeux où il convient de ne jamais perdre la maîtrise du flow : flow des assauts, flow des mouvements stratégiques, flow de l’usage environnementale. Face à la frénésie de l’action qu’ils proposent, ce sont des jeux qui réclament, pour peu qu’on souhaite les dominer, une lecture globale parfaite de ce qu’il s’y déroule.

Mais Returnal ne peut être limité à ses strictes mécaniques de gameplay, quand bien même elles sont brillantes. Ou plutôt, là où brille d’un éclat réellement inédit Returnal, c’est dans l’adéquation entre ses mécaniques de gameplay, sa structure-même charpentant le tout, ET sa narration.

Returnal adopte ainsi la structure dite du rogue-lite. Découlant directement du jeu Rogue sorti en 1980, le rogue-like est un genre de jeux où les niveaux sont générés d’une façon procédurale (c’est-à-dire que le level design, adossé à un minimum de nécessaires règles, se ré-invente de lui-même à chaque nouvelle partie, générant des niveaux à l’architecture inédite) et où la mort est dite permanente (chaque fois que vous mourrez, vous recommencez à zéro votre partie, c’est-à-dire au tout début du jeu, sans le moindre équipement que vous auriez pu gagner).

Le rogue-lite, comme son nom l’indique, est une version moins punitive du rogue-like. Vous recommencez toujours au début du jeu, mais certaines compétences débloquées restent néanmoins acquises, vous permettant d’avancer plus facilement par la suite.

Returnal est donc un rogue-lite : si les premières parties s’avèrent énormément punitives, vous conservez certaines compétences débloquées en cours de route vous facilitant la vie ensuite. De plus, adossé à la génération faussement procédurale de ses niveaux (le jeu ne part jamais de zéro, se contentant d’enchaîner aléatoirement les salles-arènes croisés déjà conçus – avec certaines légères variations, néanmoins – et les chemins qui y mènent), le jeu propose un système de raccourcis bienvenus entre les niveaux.

Bref, pas de quoi non plus trembler devant une telle proposition pour peu que l’on soit attiré par un minimum de challenge ET attentif aux mécaniques de jeu. Des mécaniques au demeurant simples et ne s’embarrant d’aucun superflu : pas d’inventaire lourd à gérer, vous ne pouvez porter qu’une seule arme (mais on vous propose souvent d’en changer, via des coffres planqués ici et là dans le décor) ; et un système de parasites bonus-malus à accrocher à votre combinaison (et dispatchées elles aussi dans le décor) vient mettre du piment à votre aventure.

Un gameplay que je qualifierai de simple à comprendre et difficile à maîtriser. Et un gameplay qui rejoint clairement ceux que pouvaient proposer Housemarque avec ses précédentes productions, où la connaissance du jeu ET de votre manière de jouer influeront sur votre choix de prendre ou pas telle arme s’offrant à vous, de monter tel ou tel build de compétences avec tel ou tel parasite (je vous conseille, concernant notamment les parasites, d’expérimenter : suivant vos runs, la génération aléatoire de parasites feront que les malus des uns seront compensés par les bonus des autres, générant ainsi des équilibres défensifs et offensifs inédits etc).

Mais comme je l’évoquais plus haut, le charme particulier de Returnal (en dehors de sa prise en main absolument exquise) réside dans l’adéquation merveilleuse entre sa structure de rogue-lite et sa narration. Sans spoiler ladite narration, sachez que vous incarnez Sélène, une cosmonaute qui s’écrase, sans la moindre explication et dès les premières secondes du jeu, sur une mystérieuse planète hostile. À vous de partir explorer ladite planète pour tenter de comprendre les raisons de votre présence ici. Des raisons qui se dévoileront à vous via notamment des logs de vous-même trouvés ici et là (étrangeté…), ainsi que d’étonnantes séquences à la première personne jouables façon walking simulator se déroulant dans un simulacre de votre maison sur terre, mystérieusement reconstituée dans un coin de niveau de cette planète hostile…

Parsemé de séquences toutes plus troublantes les unes que les autres, Returnal joue d’une narration misant sur des signes se répondant à l’autre bout du continuum spatio-temporel, abolissant les liens de causalité évidents, réinventant sa propre logique des événements. Je pense notamment à l’utilisation ultra pertinente, à trois moments décisifs, du morceau The Reaper du Blue Oyster Cult (quel signe de bon goût de la part du studio…). Je pense aussi à ce moment – qui arrive vite dans le jeu – où vous tombez sur votre propre cadavre… Je pense aussi au glissement d’incarnation de personnage qui s’opère à l’occasion, où l’on se retrouve dans la peau d’une jeune enfant seule dans cette maison terrifiante… Je pense à ce cosmonaute qui semble hanter le lieu ; puis nous, dans la combinaison dudit cosmonaute, nous faisant percuter subitement par une voiture… Je pense à toutes ces choses, et à cette boucle temporelle dans laquelle je suis pris, recommençant au tout début, à ce crash initial sur la planète, sur le pont, à chacune de mes morts, à chacun de nos morts…

Le miracle de Returnal est finalement de lier intrinsèquement la mécanique de l’éternel retour du rogue-lite à une narration impliquant un purgatoire qu’il nous – personnage et joueur – faut comprendre pour nous en échapper.

Mais la réelle beauté du jeu d’Housemarque est au final de ne jamais nous en sortir véritablement. Returnal n’a ainsi pas vraiment de fin – malgré ses deux runs nécessaires pour débloquer deux cinématiques spécifiques – et nous replonge éternellement dans une boucle qui n’est pas sans évoquer les mécaniques infernales d’un Shining ou d’un Lost Highway. On retrouve en effet dans ces trois œuvres une même transmigration des identités, un même océan de signes et un même ressac du cours du Temps. Et nous, spectateur-joueur, de tenter de nous évanouir dans l’écume.

Qui est réellement Sélène ? Qui est cette enfant ? Qui est ce cosmonaute ? Qui incarnons-nous véritablement : la mère, l’enfant, le cosmonaute ? Qui sont ces monstres ? Sont-ils vraiment des monstres ? Suis-je moi-même LE monstre ? La narration du jeu a été taxée de « cryptique », comme si c’était une tare, un défaut. Mais j’aime au contraire cet aspect précis du conte, ce sens qui semble se défausser chaque fois que la moindre réponse nous est donnée, ce brouillage de signes, ces équivalences brutalement soulignées comme dans un jeu de pistes surréelles. Ici, le jeu lui-même est un espace mental régi par ses propres lois, dévoilant une sourde douleur pleine de mélancolie, imprégnant toutes ses mécaniques et ses représentations de toutes les couleurs du deuil, sans jamais se brûler à vouloir nous donner une leçon.

Donc non, Returnal, s’il reste exigeant et demande une certaine abnégation, n’est pas « trop dur ». Sa structure en rogue-lite paraît au premier abord intimidante, mais comme elle participe complètement de l’expérience narrative du jeu, on en vient à l’accepter pleinement. Quant à ses strictes mécaniques de gameplay, son aspect Fast TPS corsé, ce n’est vraiment qu’une question d’affinité. Et puis au final, qui sommes-nous, joueurs, à vouloir corriger les intentions d’un développeur ? Si le jeu n’avait pas été maîtrisé de bout en bout, était perclus de problèmes de design et de bugs en tous genres, j’aurai pu comprendre les critiques. Mais en tout état de cause, le travail d’Housemarque est intouchable. Sûrs de leurs compétences, portés par le soutien de Sony (dont on se doit de respecter le culot à soutenir une telle proposition radicale), Housemarque vient tout simplement de signer son meilleur jeu, et un GOTY de l’année, sans hésiter. Bande de fragiles, va.

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