« 40° sous zéro », m.e.s. Louis Arene (Munstrum Théâtre)

Les freaks, c’est chic !

« L’imagination était l’armure qui le gardait des regards curieux d’un monde insistant et cruel, du fouet cinglant du ridicule, des projections de peaux de banane et d’orange. Sans ce bouclier, il se fût étiolé, il eût péri » Tod Robbins, Les Éperons.

Le froid austère et marmoréen comme révélateur, la folie assumée d’une écriture hors-normes comme bain d’arrêt et le savoir-faire plastique d’une compagnie alsacienne outrageusement inventive comme fixateur : le très photographique 40° sous zéro propose un voyage revigorant en terre monstre.

Articulée sans pause autour de deux textes iconiques de l’auteur argentin Copi, l’audacieuse proposition du Munstrum Théâtre déploie un univers abstrait étonnant, cohérent, mythologique et excentrique, peuplé qu’il est de créatures en constante bordure de tout.

© Maeliss Le Bricon

 

La Folle comme contrepied de l’insulte portée en identité

 Comme toujours chez Copi, les personnages sont flamboyants, insaisissables et politiquement incorrects. Inutile de préciser qu’ici encore, le corpus « copien » est respecté au plus près : les mères haïssent, insultent et conchient bien souvent leurs très chers enfants (La femme assise), les hommes sont des femmes, et puis pas vraiment, et puis on finira bien par s’en foutre un peu, les animaux sont envahissants et lubriques (Loretta Strong), la mort n’a pas vraiment d’importance puisque l’on vit toujours après quand même (Une visite inopportune)…

La figure de la Folle si chère à l’univers de Copi, tient bien évidemment une place centrale, couronnée qu’elle est d’une merde saupoudrée d’or. Tantôt fantasque et immorale, tantôt mélancolique et philosophe, elle brave le froid et les injonctions de ses pairs (mère, amantes ou sœurs) pour mieux fuir un quotidien devenu par bien des aspects un enfer ennuyeux malgré la promesse des émeraudes de chez Cartier et des lingots d’or.

« Folle au moins, c’est vague, tourbillonnant. Cela ne délimite pas une fixité mais au contraire un papillonnement, une passion fouriériste de la collection d’amants. Une folle n’a jamais à avouer son ressort caché – elle n’avoue que de nouveau mensonges ; de nouvelles fables », Guy Hocquenghem, Le Désir homosexuel, Éditions universitaires, Paris, 1972.

 

Deux textes sur la perte d’identité et l’impossibilité de la fuite

« Wake from your sleep

The drying of your tears

Today, we escape

We escape », Exit Music (For A Film) Radiohead.

 

Dans L’homosexuel et la difficulté de s’exprimer, nous suivons ou plutôt tentons de suivre la jeune Irina dans une œuvre aux allures de faux vaudeville (Feydeau y est d’ailleurs cité au détour d’un clin d’œil). Victime ambigument volontaire des pulsions de sa mère adoptive Madre, de sa professeure de piano Garbo et de son mari (à la bite, précisons le, moyenne), des cosaques, elle subit plus qu’elle n’agit. Mutique et insaisissable, elle est la figure parfaite du monstre que rien ni personne ne parvient à définir. Elle n’a de cesse de changer d’avis au grand dam de son entourage, ne supporte pas le contrôle, s’extraie avec panache et indolence aux contingences qu’on lui impose… Genre, morale, biologie : Irina s’absout de tout.

 

« IRINA_ Arrêtez de me traiter d’idiote ! », L’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer, Copi.

 

Elle est le monstre splendide.

© Darek Szuster

Le texte Les Quatre Jumelles nous plonge quant à lui au cœur de la spirale vertigineuse d’un délire cyclique dans lequel les personnages toustes toxicomanes, n’ont de cesse de mourir sans que cela n’ait jamais de véritable impact sur quoi que ce soit. Détricotant un univers de faux polar à la Clouzot (Les diaboliques ne sont pas loin dans ce motif répété des victimes qui se retrouvent coupables (et inversement) et viennent hanter les vivants (et inversement)), les quatre protagonistes se dérobent constamment à la mort, cette dernière se contentant de jouer, par la force des choses, les figurantes jusqu’à devenir très accessoire.

© Darek Szuster

Ces deux textes, parmi les plus abstraits de son auteur, se déroulent tous deux dans un univers glacé (la Sibérie pour L’homosexuel et l’Alaska pour Les quatre jumelles), territoire hostile s’il en est dans lequel l’imprévu et la menace sont permanents et la fuite impossible.

Le sous-texte, comme bien souvent chez Copi, s’impose en filigrane de manière émouvante. L’exil d’Irina et de sa mère fait écho tout à la fois à celui de Copi (contraint de quitter l’Argentine en raison des activités politiques de son père) et à l’isolement de la communauté Queer dans les années 80 obligée de redéfinir ses propres lieux. La mort dont on se joue dans les deux écrits revêt un sens plus intime encore lorsque l’on sait que Copi se savait condamné par le VIH à une époque ou peu en réchappaient. En ce sens, il n’est sans doute pas anodin de remarquer que la baignoire possède les poignets d’un cercueil (en écho du réfrigérateur exigu dans lequel se retrouvait enfermée la protagoniste de Le Frigo)…

« JOSÉPHINE, la seule vivante_ […] Oh merde, je ne peux pas m’arrêter de parler ! Ça me traverse ! Tant mieux, je ne m’arrêterai plus jamais ! Vous êtes vivante ? Celle-ci est toujours vivante ! Écoutez-moi ! Écoutez-moi ! Écoutez-moi ! Je ne peux pas m’arrêter de parler. Vous m’écoutez ?

[…]

MARIA_ Leïla ? Tu m’entends ? Je ne peux pas bouger ! C’est toi ? Embrasse-moi ! J’ai froid ! Serre-moi fort !

LEILA_ N’aie pas peur Maria, ça va passer », Les quatre jumelles, Copi.

© Darek Szuster

“Oh girls, they wanna have fun”

 

Le matériel expérimental et poétique de Copi devient terrain de jeu pour les deux comparses et concepteurs Louis Arene et Lionel Lingelser qui placent les situations absurdes du dramaturge dans des sortes d’espaces mentaux bordés d’ocre très oppressants et très beaux. Livrant une fable sur l’identité et l’inconstante réinvention de soi, leur Munstrum Théâtre propulse le sens d’un texte insane dans un univers visuel aussi époustouflant qu’équivoque.

Des costumes éblouissants de Christian Lacroix, des perruques disproportionnées de Véronique Soulier-Nguyen en passant par les prothèses éléphantesques amovibles et la beauté troublante des masques comme de ses interprètes, le Munstrum livre une partition au cordeau relevé d’une ambiance sonore riche en surprises et en émotions. Fond et forme finissent par perdre contours, effaçant de manière très logique toute notion de frontières.

 

« La spécificité du théâtre, au-delà du sens et des mots, c’est la présence. La manière dont on fait les choses, l’énergie avec laquelle on les représente est tout aussi porteuse de sens que le propos. C’est pour cette raison que pour nous, il n’y a pas de différence entre le fond et la forme. Le fond c’est la forme. C’est à la surface, dans l’incarnation et la vitalité de notre geste que l’on doit ressentir le cœur battant du feu qui nous anime », Louis Arene (dossier de presse).

© Darek Szuster

Soyez rassurés : les masques tombent à la fin et alors, nous finissons enfin par étouffer, « comme nous l’espérions »…

40° sous zéro : une immense claque paradoxalement chaudement recommandable. Nous sommes en janvier : ça ne tombe que trop bien !

 

Distribution

Une création originale du : Munstrum Théâtre
Texte : Copi
Mise en scène : Louis Arene
Conception : Louis AreneLionel Lingelser
Dramaturgie : Kevin Keiss
Avec : Louis Arene, Sophie Botte, Delphine Cottu, Olivia Dalric, Alexandre Ethève, Lionel Lingelser, François Praud
Création costumes : Christian Lacroix
Scénographie et masques : Louis Arene
Création lumière : François Menou
Création sonore : Jean Thévenin
Création coiffes-maquillages : Véronique Soulier-Nguyen
Regard chorégraphique : Yotam Peled
Administration, production et diffusion : Clémence Huckel (Les Indépendances), Florence Bourgeon
Assistanat à la mise en scène : Maëliss Le Bricon
Assistanat costumes : Jean-Philippe Pons, Karelle Durand
Assistanat son : Ludovic Enderlen
Assistanat à la scénographie, régie générale et accessoires : Valentin Paul
Accessoires et régie son : Ludovic Enderlen
Assistanat aux accessoires : Julien Antuori
Régie lumière : Victor Arancio
Habillage : Audrey Walbott
Cheffe d’atelier costumes : Lucie Lecarpentier
Costumes : Tiphanie Arnaudeau, Hélène Boisgontier, Castille Schwartz
Stage mise en scène : Mo Dumond
Stages costumes : Marnie Langlois, Iris Deve
Presse : Murielle Richard

 

Jusqu’au 27 janvier au Théâtre du rond-Point.

Du 7 au 10 février aux Les Célestins Théâtre de Lyon

 Les 13 & 14 février à La Comédie de Valence – CDN

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A propos de Alban Orsini

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