« Au Monde » (2004) et « Les Marchands » (2006), deux façons de découvrir ou redécouvrir le théâtre si particulier de Joël Pommerat et d’en dégager les fondamentaux qui font de lui un grand metteur en scène.
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« Pour Au monde et Les Marchands, c’est la même mise en scène que nous présenterons à l’Odéon, et pour la vingtaine de rôles que comptent ces deux pièces il n’y aura que trois nouveaux comédiens », Joël Pommerat à propos d’Au Monde et Les Marchands dans la mise en scène proposée en 2013 pour l’Odéon, Théâtre de l’Europe.
Dans Au Monde, nous sommes, spectateurs volontaires, enfermés dans l’immense appartement d’une famille en déclin. Tous les archétypes théâtraux du drame familial sont alors réunis dans les personnages même : de la figure paternelle autoritaire et vieillissante, en passant par celle du fils prodigue de retour après un long temps d’absence, à celle encore des trois sœurs que tout semble opposer (la première est une star du petit écran, la deuxième, plus effacée, apparait résignée, la troisième, jeune et idéaliste, cherche quant à elle sa place dans le monde), tout concourt à ce que l’on prenne rapidement ses marques parmi ces grandes figures classiques et incontournables de la tragédie. On pense bien évidemment aux Trois Sœurs de Tchékhov dont l’auteur et metteur en scène Joël Pommerat ne cache pas l’inspiration.
Le malaise ne mettra pourtant pas longtemps à apparaitre et comme très souvent chez ce metteur en scène habitué aux ambiances lourdes et glauques, la trame narrative va peu à peu se charger d’intrigues ambiguës et de personnages délétères.
(c) Elisabeth Carrechio
En effet, par le biais d’une scénographie sombre et oppressante, le monde extérieur nous est constamment donné à voir sans jamais nous être montré directement. Tout est perçu depuis l’appartement familial par le regard forcément subjectif des différents protagonistes tant et si bien que l’univers tout entier ne semble être composé que d’eux et pour eux. Et qu’y aurait-il d’autre à voir ? Le monde s’écroule, un tueur y rôdant même le soir tombé, contribuant à ce sentiment d’insécurité que l’appartement ne suffit pas à lever. À peine une fenêtre de temps à autre ouvre sur une possibilité fantomatique d’ailleurs sans qu’aucune véritable invitation ne soit faite.
Évoluant de manière énigmatique au milieu de cet univers masculin en costume et cravate, seule l’employée de maison (dont le rôle ne sera jamais vraiment clairement établi) semble faire le lien entre les personnages et l’extérieur de l’appartement, porteuse charismatique s’il en est d’une vérité inavouable. Cristallisant cette connaissance dans une attitude tout à la fois provocante et mystérieuse (interpétée par Ruth Olaizola), elle confrontera chacun des membres de cette famille gangrénée par les non-dits à ses propres doutes.
(c) Elisabeth Carrechio
« LA SECONDE FILLE_ Vous savez, je vais vous dire moi, comment je vois l’avenir, l’avenir de l’humanité. Le travail va disparaître un jour. Il y a moins de travail aujourd’hui pour les hommes et il y en aura de moins en moins demain… Le travail, les travaux forcés comme je dis, le labeur forcené, l’esclavage par le travail, bientôt les hommes en seront libérés, vous verrez. Bientôt le travail deviendra une idée comme la peste, une maladie d’un autre temps, d’une autre époque, d’un vieux Moyen Âge enfoui sous la poussière. Les hommes ne travailleront plus parce qu’ils n’auront plus besoin de travailler et parce qu’il n’y aura plus de travail. Tous nos satanés objets n’auront plus besoin de mains humaines pour être fabriqués, non. Ils se fabriqueront d’eux-mêmes ou presque. Là où il faut cinq heures aujourd’hui, il ne faudra plus que cinq minutes demain, et après-demain nos objets n’auront finalement plus besoin de personne. Le travail n’existera plus. Les hommes seront dispensés de corvée, et ils pourront enfin profiter d’eux-mêmes, de leur corps, de leur âme, de tout ce qu’il y a dans leur tête de plus beau, leurs plus belles pensées, leurs plus beaux rêves et leurs désirs, même les moins raisonnables. L’homme aura enfin du temps à lui. Nous aurons tout notre temps et nous serons libres, car ce qui coûtera vraiment cher ce sera l’homme. Oui, vous verrez comme ça coûtera cher une heure d’un homme, très cher. C’est l’homme qui aura de la valeur… Et nous, nous pourrons enfin être heureux oui, enfin heureux, vraiment heureux, vous verrez… » Joël Pommerat, Au monde (Actes Sud-Papiers)
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Les Marchands reprend quant à lui l’espace scénographique immense d’Au Monde mais l’ouvre à différentes ambiances qui s’articulent autour des appartements respectifs des deux héroïnes et de l’usine dans laquelle travaille l’une d’entre elles. Ce faisant, le spectacle rompt avec la claustrophobie flagrante de le premier spectacle.
S’ancrant dans une thématique plus sociale qu’ Au Monde, Les Marchands raconte l’histoire dramatique et sensible de deux amies que tout oppose. La première, ouvrière dans l’usine Norscilor, souffre de mal de dos occasionnel et vit seule dans un petit appartement modeste. Sociable, ne faisant pas de vagues, elle évolue dans une réalité ancrée dans les exigences matérielles. La seconde est au contraire plus aérienne et fantasque : voguant entre réalité et imaginaire, elle fréquente le monde des morts comme d’autres vont à l’église le dimanche matin. Mais à trop vouloir vivre dans une abstraction qui ne serait régie que par des vérités d’outre-tombe, elle en oublie les contingences quotidiennes et croule sous les dettes.
« Quelle catastrophe vraiment, quand on y pense,
sa situation d’alors.
Personne n’aurait aimé connaître cela à sa place.
Surtout depuis le jour
où son père qui la soutenait de toutes ses forces
était décédé.
Son appartement,
là où elle habitait,
c’était,
vous ne pouvez pas vous imaginer,
le plus grand vide matériel qu’on eût pu redouter pour quelqu’un,
car c’était le vide…
Quand vous entriez
vous aviez même presque honte
et vous étiez triste
d’imaginer quelqu’un pouvant vivre dans ces conditions.
Oui
car c’était vraiment un vide…
qui faisait peur.
Quand on pense que cet appartement elle avait quand même fait
la folie de l’acheter,
on se rend bien compte qu’il y avait quelque chose qui ne cadrait
pas dans le tableau.
C’était quelqu’un qui était enseveli sous le manque d’argent.
Ses dettes
lui auraient permis par exemple d’acheter au moins une voiture de sport.
Un vrai comble pour elle.
à qui il manquait surtout le strict nécessaire pour vivre…
et de toute façon elle n’avait pas le permis de conduire…
(…)
Mais à part ça,
elle,
elle n’avait rien,
plus rien à part des dettes.
C’était comme une misère d’un autre temps
mais dans un décor très moderne.
Oui ça surprenait.
Ce qui lui manquait par-dessus tout
c’était un travail,
et ça elle le savait.
Si on ne travaille pas,
alors on ne se sent pas vivre
on n’est plus rien
à ses propres yeux. » Joël Pommerat, « Les Marchands » (Actes Sud Papiers).
(c) Elisabeth Carrechio
Contrairement à celui d’Au Monde, le texte n’est, dans Les Marchands, quasiment récité que par une voix-off, les comédiens investissant les personnages par le mime. Par ce procédé, le metteur en scène se rapproche de la forme du conte, forme dont on lui connait le profond attachement (Cendrillon, Pinocchio, Le Petit Chaperon Rouge…). Tout à la fois plus accessible et émouvant qu’Au Monde, Les Marchands touche la réalité sociale avec beaucoup de pertinence, même si le désespoir pousse à des actes parfois caricaturaux dont on ne saisit que trop peu la justification.
(c) Elisabeth Carrechio
Mises en résonnance, images miroir l’une de l’autre, les deux pièces données en alternance, n’ont de cesse de se répondre du fait des thématiques qu’elles abordent. L’oppression, qu’elle soit familiale ou sociale, est au cœur des deux propositions et semble conduire inévitablement à l’isolement sans aucune échappatoire possible. Reste l’humain qui, victime d’un monde chaotique asphyxiant et sclérosé, cherche désespérément une porte de sortie vers un ailleurs sans garanties qu’il soit forcément meilleur.
Au-delà des correspondances, voir ces deux reprises l’une après l’autre est l’occasion pour le spectateur de mieux discerner et comprendre ce qui fait le style d’un grand metteur en scène, d’en appréhender ainsi l’originalité et d’en déceler la ligne directrice.
Nous pourrions citer à titre d’exemple :
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L’importance du regard : le monde est souvent décrit à travers les personnages et non vécu directement, la cécité étant d’ailleurs au cœur même de l’histoire (cf :
Grâce à Mes Yeux),
_ La place du mystère : tout n’est pas forcément résolu chez Pommerat, certains comportements et motivations n’étant même jamais élucidés,
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Les figures géométriques : la scénographie est très souvent émaillée de figures géométriques très stylisées qui ne laissent que très peu de place aux formes arrondies et circulaires (exception faite dans
Cendrillon,
Ma Chambre Froide). Dans « Au Monde » et « Les Marchands », on retrouve cette contrainte par le biais des fenêtres qui constituent de longs morceaux rectilignes de lumière empiétant sur l’ombre et l’obscurité de manière très tranchée,
_ Le travail sur l’ombre et l’obscurité (donc) : les personnages sont très souvent vus à contrejour ou bien encore dans la pénombre, un travail remarquable sur la lumière étant réalisé très fréquemment (saluons le travail toujours très précis d’Éric Soyer),
_ L’omniprésence de la bande-son : peu de silences sont identifiables dans les mises en scène de Pommerat, ce dernier usant (et parfois abusant) d’un habillage sonore illustratif continu,
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La récurrence de personnages emblématiques : une constance dans les mises en scène de Joël Pommerat est l’apparition du chanteur désuet. Intervenant pour ponctuer la pièce et en souligner la pesanteur, il est souvent responsable de la césure en lançant une chanson au charme surannée censée faire sourire le spectateur et lui faire prendre de la distance par rapport à ce qui est en train de se passer sur scène. Le dispositif était d’autant plus flagrant dans «
La Réunification des Deux Corées » qui voyait la pièce ponctuée par l’intervention régulière d’une caricature de Claude François chantant en yaourt,
mais il incombe avant tout au spectateur d’être un témoin éclairé de ce que la scène, dans une grande générosité, a à donner : un cadeau dont le metteur en scène n’est, au final, que l’humble intermédiaire.
Un mot enfin sur la qualité d’interprétation des comédiens qui, en grands habitués pour la plupart des spectacles de Pommerat, font preuve d’un talent certain dans leur interprétation d’autant plus appréciable qu’ils se glissent avec ingéniosité dans les différents rôles qui constituent ces deux pièces.
A découvrir jusqu’au 19 octobre à l’Odéon, Théâtre de l’Europe.
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Entendu dans la salle :
« _ J’avais vu Les Marchands il y a quelques années à Montpellier je crois, et lors des applaudissements, ça avait été une vraie liesse. Là, la salle semblait blasée. Soit le public est devenu plus exigeant, soit il est plus désabusé…
_ Il est peut-être devenu plus con aussi non ? »
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