« Être noire et grosse, être noire et handicapée, être noire et malade… »
La dernière proposition de Rebecca Chaillon démarre par une immense blague, une de celles qui, parce qu’irrévérencieuses, font grincer les dents fragiles de certaines et certains (le spectacle a « fait scandale » à Avignon comme on aime à l’écrire). Alors que le public s’installe, un message enregistré invite les « femmes noires, métis et afrodescendantes » à rejoindre un espace en bord de scène pour suivre le spectacle confortablement installé dans des canapés.
Déboulonnant les fondements d’une société colonialiste par la répartition arbitraire du public sur un critère lié à la couleur de la peau et des origines, Rebecca Chaillon déstabilise d’emblée et force l’inversion des points de vue. Les pieds sont mis dans le plat et la « couleur » du spectacle, donné. Que le public blanc se rassure : cette perte de privilèges ne durera que 2h40 avant que tout revienne dans l’ordre des choses…
« Nettoyer, balayer, astiquer, casa toujours pimpante ! »
La pièce débute par un corps noir – Vénus hottentote – celui de Rebecca qui, en femme de ménage, se déshabille alors qu’elle frotte le sol, révélant peu à peu sa peau blanchie par la javel dans une sorte de blackface inversé. La séquence, longue, s’étire sans paroles échangées. Il s’agit pour Rebecca d’investir, par une nudité frontale et sans artifice, tout à la fois la scène et le regard ségrégé des spectatrices et spectateurs. On pense alors « quelle force de donner à voir un corps en dehors des normes, gros, noir… », mais c’est bien parce que ce dernier n’est que trop peu montré dans nos représentations communes, que son extrême banalité nous parait singulière.
« Être noire et grosse, être noire et handicapée, être noire et malade, être noire et s’être embourgeoisée, être noire et avoir été agressée, être noire et raciste, être noire et se défriser les cheveux, être noire et arabe, être noire et n’être jamais allée dans le pays d’origine de ses parents, être noire et ne sortir qu’avec des blancs des blanches, être noire et n’être pas hétérosexuelle, être noire et n’être pas cisgenre, être noire et ne pas aimer le chocolat, être noire et asiatique, être noire et juive, être noire et travailleuse du sexe, être noire », Rebecca Chaillon (« Boudin biguine best of banane, L’Arche).
Seins, fesses, plis, peau, poils… En se débarrassant de ses vêtements alourdis par l’eau sale, la metteuse en scène impose d’emblée sa volonté d’apparaitre dans une forme de vérité crue aux yeux de toutes et tous. En nettoyant le blanc sur sa peau, c’est cette vérité qu’elle tente de retrouver pour mieux nous la proposer, image rémanente d’une authenticité partagée.
À partir de là le spectacle alterne les tableaux, du plus abstrait au plus réaliste, du plus émouvant au plus drôle, emportant avec lui de manière joyeuse et joueuse, tout un tas de références empruntées aux contes africains, à l’art, ou bien encore à la publicité et à la musique. Autant de façon d’interroger notre histoire commune par le biais de nos références partagées. L’écriture poétique de Rebecca Chaillon (il faut absolument lire les textes de Rebecca Chaillon !) se déploie pour mieux s’effacer sur certains motifs au profit du collectif, celui de huit actrices et performeuses investies.
« Voilà, nous nous sommes bien pris la tête pour vous montrer comme nous n’étions pas ce que vous croyiez que nous étions. Nous nous sommes transformées en sorcières et avons bouffé nos placentas à l’huile de palme et fait pousser des fleurs à l’engrais de sang de règles de fillettes excisées, Hymen. Nous avons prié les neuvaines en nous contorsionnant pour garder notre courbe de cul, nous avons aimé le noir, tout ce qui était noir : le marché, la nuit, le travail, P’humour, l’encre, le couloir de l’utérus, les ravets de poubelles qui débordent, Rihanna, Obama, Déborah Lukumuena, Omar Sy et ça et ça et ça… […] Nous avions le droit de nous en battre les seins, de ne vouloir rien, rien rien et encore rien. N’être rien dans vos yeux et que vous ne soyez rien dans les nôtres. Nous sommes des mamies rouges aux vulves froissées et à la peau de face qui ne vieillit pas, à la cervelle divisée par trois, notre pensée blanche, notre pensée noire, et notre pensée tressée », Rebecca Chaillon (« Boudin biguine best of banane, L’Arche).
Séquence poignante du spectacle, l’explosion du quatrième mur lorsque la metteuse en scène explique la souffrance d’une de ses interprètes, Fatou Siby (il faut lire Fatou Siby !), qui, face au cyberharcèlement dont elle a été victime à la suite des représentations avignonnaise, à préférer se mettre en retrait (sur ce sujet, lire l’article de Médiapart).
Il est désarmant qu’un tel spectacle comme celui-ci, porté par la sincérité de huit femmes racisées, puisse être vécu par certaines et certains comme une offense autorisant le harcèlement et les insultes (et le plus souvent sans même avoir vu le spectacle). Et c’est très justement parce qu’en France ce type de spectacles peut générer ces réactions haineuses et racistes, qu’ils sont encore nécessaires et qu’il faut les défendre à cor (blanc) et à cri. N’est-ce d’ailleurs pas le propre du théâtre et du spectacle vivant d’être politiques, de bousculer et dénoncer ?
« J’ai été silence, obéissance, discrétion, observation, télévision, lissée, nattée, rajoutée, matée, touchée, pelotée, ignorée, j’ai été de bon conseil, eu le bon accent, les bons papiers, ai été de bonne éducation, de mauvaise famille, bonne élève, bonne employée, bonne amie bonne bonne et définitivement bonne », Rebecca Chaillon (« Boudin biguine best of banane, L’Arche).
Un spectacle incontournable qui mérite plus que ce bruit qu’on lui a fait.
dramaturgie Céline Champinot
scénographie Camille Riquier, Shehrazad Dermé
son Elisa Monteil, Issa Gouchène
lumière Myriam Adjalle
A découvrir au Théâtre de l’Odéon jusqu’au 17 décembre.
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