Véritable ovni cinématographique, Braguino a été pensé comme un projet transversal : film, installation, livre, et série de photos. Clément Cogitore n’y donne pas seulement à voir le quotidien d’une famille coupée du monde, au cœur de la Sibérie, mais déplace les frontières du documentaire pour proposer au spectateur une expérience immersive, un voyage au pays des légendes et une ode mélancolique à la nature.

Copyright BlueBird Distribution

        On y découvre les Braguine, famille qui a choisi, dans les années 70, de s’installer au fin fond de la taïga sibérienne, à plusieurs centaines de kilomètres de tout village, et d’y vivre en complète autarcie. L’arrivée d’une deuxième famille, une quinzaine d’années plus tard, met fin à la tranquillité des premiers et les deux clans vivent désormais dans un conflit larvé. Si le film relève bien du documentaire, son format étonnant – cinquante minutes – la rareté des dialogues, l’absence totale de voix off ou de commentaires surplombants évacuent toute dimension didactique. Bien plus, le genre du documentaire se voit transfiguré par le mysticisme du film et la beauté envoûtante des images, traitées comme une matière diaphane et chatoyante.

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        Dès les premières minutes de Braguino, le montage contribue à cet effet de déréalisation, plongeant le spectateur dans un univers à mi-chemin entre le réel et la fiction, entre l’histoire et le mythe. Des images d’archive à la teinte bleutée, relatant la fondation de cette communauté utopique, alternent avec des commentaires sur fond noir. Puis la caméra survole des forêts et des steppes, avant que n’apparaisse un hélicoptère dans la brume, au son de percussions de plus en plus fortes. Rien d’explicite ici dans le propos, rien d’intelligible à ce stade quant au projet du réalisateur, seule est tangible l’impression d’une menace pesant sur ce territoire isolé. Cette dilution du réel dans l’onirisme est renforcée par la ressemblance qu’entretient Braguino avec un conte. Tous les ingrédients semblent s’y trouver, comme pour renouer avec l’imaginaire de l’enfance : la forêt s’apparente à un espace magique et dangereux où il n’est pas rare de rencontrer des ours, les adultes sont des chasseurs et des aventuriers, certaines des petites filles, habillées comme des princesses, ressemblent à s’y méprendre à Boucle d’or ou à Peau d’âne, à la mode sibérienne.

        Le traitement poétique des images ainsi que l’aspect quasi-légendaire de Braguino servent de manière subtile le propos de ce documentaire, entaché d’une inquiétude crépusculaire. En filmant les rivalités qui animent deux familles incapables d’occuper le même territoire, le réalisateur esquisse les limites de l’utopie et entame une réflexion sur l’occupation de la nature par l’homme. Le réalisateur rend la tension sourde qui règne entre les Braguine et les Kiline, et l’on sent à tout moment que cette querelle entre voisins, dérisoire à première vue, pourrait tourner à la tragédie. L’imaginaire fécond du conte prend ici tout son sens : l’atmosphère menaçante de la forêt et la brume qui recouvre la rivière ouvrent l’espace à la fiction et semblent suggérer que tout pourrait arriver. De même, l’opposition quasi fraternelle entre les deux familles – on apprend que les deux épouses sont liées par le sang – touche au mythe. Restent les enfants, silhouettes blondes et silencieuses, seuls capables de déjouer la loi du Talion en investissant un espace neutre. C’est sur une île minuscule, frontière entre les territoires ennemis, que cessent le temps du jeu les hostilités.

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        Si l’on soupçonne que chaque clan a ses torts, les Braguine font un usage parcimonieux des ressources de leur environnement, entretenant un rapport quasi-mystique, quasi sacré à la nature tandis que les Kiline semblent s’adonner à un braconnage excessif, dans une débauche inconsciente et quasi criminelle d’armes et de trafic. Sans prendre jamais parti, le réalisateur suggère la possibilité d’une destruction, si ce n’est imminente, du moins inévitable, de cet environnement. C’est peut-être dans ce sens que l’on peut comprendre la dimension onirique et mélancolique de Braguino : Clément Cogitore filme un monde en train de s’évanouir et suggère la précarité de cet équilibre naturel. Et si le sentiment que la nature était immuable, prégnant au début du film, n’était qu’illusoire ?

Le Bal, à Paris, propose une exposition intitulée « Braguino, la communauté impossible », et ce jusqu’au 23 décembre 2017.

 

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A propos de Sophie Yavari

5 comments

  1. Miriem Méghaïzerou

    Vu l’expo après avoir vu le film – mais avant d’avoir lu ta chronique 😉 L’installation est très forte ! Alors j’en ai parlé à mes élèves de TL de façon complètement incidente : on parlait du roman expérimental chez Gide et ils me demandaient la signification de l’adjectif « expérimental ». Je leur ai cité l’oeuvre de Clément Cogitore pour illustrer le procédé et ils étaient super intéressés. Je pense que certains vont aller la voir !

  2. Paulhan

    Vous faites un vrai travail de critique, en attirant l’attention sur des œuvres rares, sans doute mal diffusées, qui connaîtront peut-être un vrai public grâce à Arte ou la Cinq dans quelques années. Bravo !

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