« Par la porte entrebâillée
Je te vois rêver
A des ébats qui me blessent
A des ébats qui ne cessentPeu à peu, tout me happe
Je me dérobe, je me détache
Sans laisser d’auréole
Les cymbales, les symboles
Collent… »
Alain Bashung, Happe.
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C’est Stanislas Nordey qui le premier tire : le corps tendu, il a les mains qui tremblent. Sa voix, bien que portée vers l’avant, n’est pas encore tout à fait posée : tout son être est douleur et ça chevrote. Il est orange et bleu et son corps est sec, noueux autant que noué. De l’autre côté de la pièce, Audrey Bonnet, reste là. Dressée. Très féminine et pas dans la fronde. Elle est droite, très inaltérable : elle est en pierre. À peine tient-elle dans la main l’anse d’un sac de sport. Elle a des cheveux. Très bien peignés. On voit presque les coups de la brosse et l’électricité qu’ils ont créée et qui fait que ça rebique parfois sur le tissu bleu. De longs cheveux très droits et très raides qui lui tombent de chaque côté d’un visage qui de temps à autre se tord de douleur lorsqu’elle pleure. Il faut dire que les mots que lui lance Stanislas ne sont pas tendres. Ils sont ceux d’une guerre. Une guerre sans vainqueur. D’ailleurs, le vocabulaire qu’il déploie est souvent celui du combat. Une offensive qui ne lâche rien.
(c) Marc Domage
Audrey a bien du courage d’ainsi se tenir droite, de ne pas vraiment vaciller sauf quelques fois lorsqu’elle tangue, navire ivre en roulis libres : on l’aurait été pour moins. Le verbe lancé par Stanislas se fait coup de poing, claque, gifle et parfois il ricoche sur les murs de la salle immaculée, qui devient témoin, tierce personnage, comme salle de sport ou bien salle de répétition. Eclairage aux néons, peu servi. Ces deux-là sont artistes, ils ont des enfants, ces deux-là s’affrontent, ces deux-là sont au bord d’un précipice : celui, profond, d’une fin d’amour. Avec au bout du gouffre en échardes, des cailloux acérés, de ceux qui attendent, avides, la chute rapide des corps.
« Je voulais te voir pour te dire que ça s’arrête
ça va pas continuer
on va pas continuer
ça va s’arrêter là
on peut pas continuer à toujours tu comprends
toi évidemment toi c’est quelque chose pour toi bien
évidemment
de pas
de ne pas
comment dire
quelque chose qui
non très clairement si tu ne vois pas tu vas le voir on
va le voir très vite
on le voit déjà
tout cela saute aux yeux
ça saute aux yeux
évidemment toi c’est quelque chose que tu
mais on
tu ne vas pas pouvoir repousser éternellement
c’est le genre de truc qui ne se repousse pas
on ne repousse pas», Stanislas Nordey, Clôture de l’Amour.
C’est une rupture qui prend l’allure d’un combat en deux temps _ pas de coqs_ un interlude au centre, avec Bashung.Stanislas commence donc : c’est lui qui porte le premier coup comme on a dit. Il le fait longuement d’ailleurs. Les mots sont durs, très sensibles, très primaux aussi. Ils ne jouent pas à faire les beaux. Ils ne se pâment pas. Ils partent d’un endroit, décrivent des courbes, des espèces de petits cercles souvent très serrés, concentriques, reviennent et rebondissent : ils ne portent aucun masque. Ils s’infiltrent dans le faux plafond ou bien tournent sur eux-mêmes, c’est dire. On les voit bien. C’est une pléthore de texte. Une pléthore de reproches. Un flot continu. Une sorte de bile. Et Stan oblige Audrey à se taire, à ne pas bouger, à ne pas faillir. À tout se prendre de plein fouet. Dans la gueule. Il lui intime de ne pas être. De ne pas broncher. « Lève la tête Audrey ! ». D’oublier jusqu’à Audrey même. Stan est un despote qui ne laisse aucune échappatoire à une Audrey qui encaisse, encaisse, et ne bronche pas. Et lorsqu’il évoque les enfants, telle la louve, elle bondit, mais il ne lui en donne pas le droit et la remet à sa place, celle de l’écoute. C’est une rupture oui, mais elle est parsemée de déclarations d’amour. Tout est ambigu, pourtant on est certain du dénouement : il s’agit bien d’une fin. C’est indiscutable.
« Audrey qu’est-ce que tu aimais en moi?
Qu’est ce qui te faisait rêver?
tu aimais l’idée de l’amour tu aimais ce sentiment qui fait que l’on se sent vivre ce week-end permanent mais au fond tu aimais qui en aimant ? », Stanislas Nordey, Clôture de l’Amour.
(c) Christophe Raynaud de Lage
Et puis tout à coup, Stanislas se tait. Il a fini. Ill est vidé. Il s’est purgé. Il est partout sur les murs blancs, en petits bouts d’eux. Et c’est au tour d’Audrey de parler. Nous la pensions terrassée, nous la pensions détruite, une ruine fumante, il n’en est rien : elle a des dents. Et elle mord. D’une voix grave elle hurle aussi, elle balance : elle n’a pas peur de faire face. Elle en a bien le droit. Elle se confronte. Elle ne se dérobe pas et peu même insulter. Elle dit « merde ». On l’autorise à le faire car c’est juste, nous en sommes certains. Elle menace du doigt. Ses cheveux prennent vie : ils sont si là eux aussi, constamment. Ils ne sont pas morts : l’interlude n’était qu’une expérience de mort imminente, la Near Death Experience mais tout renaît ensuite et Audrey peut bien enflammer quelques forêts elle aussi si elle veut, on ne voit pas pourquoi elle devrait faire autrement.
Pascal Rambert a signé un texte fort, l’a taillé sur mesure pour deux comédiens d’une classe incomparable qui se mettent à nu devant le spectateur sans aucune pudeur.
Stan et Audrey c’est autant eux que nous. Ce sont nos mots qu’ils disent. Et même si ces derniers s’écoutent parfois un peu trop ou bien se placent dans l’espace « Bourgeois Bohême » contestable de l’intelligentsia parisienne (Stan et Audrey sont des artistes citadins qui connaissent bien le milieu du théâtre, répètent…), ils continuent de sonner terriblement jusqu’à très longtemps après.
Un petit bijou.
« Je disais l’amour de ma vie et je te regardais
je te regarde et je pense je ne te reconnais plus
ton corps je le connais
les attaches les os tout ça je connais
mais dessous il y a quoi
dessous sous l’enveloppe il y a quoi ?
une sorte de nouveau toi et moi qui n’a rien à voir rien à voir je suis désolé
tu vas dire avec ce que l’on était
oui avec ce que l’on était
ce qu’il y avait à l’intérieur de nous
oui cette chose que l’on chérissait », Clôture de L’Amour, Pascal Rambert.
Créé en 2011, Clôture de l’Amour est à voir en ce moment au
Théâtre de Saint Quentin en Yvelines jusqu’au 26 avril et en tournée.——————————————————————
Entendu dans la salle : « Nordey, il est metteur en scène aussi, pas que comédien. Il était à Saint Denis avant avec sa copine Valérie Lang. Au début je croyais qu’il était avec la Valérie Lang, mais apparemment il est homo. Bon après ça veut peut-être rien dire hein, il est peut-être bi. Tu crois qu’il est bi Stanislas Nordey ? Parce qu’il a pas l’air bi quand même… »
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