"Combat de nègre et de chiens", m.e.s. Michael Thalheimer – Théâtre de la Colline

Les personnages de Koltès sont traversés d’un fil tendu entre le ciel et la terre, pesante, tombale. Leurs âmes solitaires s’agrippent les unes aux autres, s’entrechoquent dans le marasme du drame fendu parfois d’une lueur d’espoir. Car le meurtrier n’est jamais entièrement salaud et la colombe a les ailes poisseuses. L’auteur rode autour de cette ambivalence perpétuelle qui retentit dans la langue qu’on lui connaît, mordante, étirée d’une poésie fugace, rapidement plombée, et particulièrement dans cette pièce de 1979, écrite peu de temps après « La nuit juste avant les forêts » et bien avant « Quai Ouest » et « Roberto Zucco », où l’on reconnaîtra d’ailleurs quelques silhouettes…L’action se déroule en Afrique sur un chantier de travaux publics, peu de temps après la mort d’un ouvrier noir, abattu par Cal. Celui-ci cherche l’appui de son chef, Horn, pour faire face à Alboury, frère du défunt, venu réclamer le corps. L’affaire coïncide avec l’arrivée de Léone, la future femme de Horn. Du passé de ces personnages, peu de choses sont connues, si ce n’est quelques indices glanés au détour de cette intrigue dramatique qui les confronte à leur sort en tant qu’êtres perdants d’avance. C’est le parti pris immédiat de Michael Thalheimer, avec une scénographie d’Olaf  Altmann en voie de garage : de la tôle jusqu’aux cintres, un encadrement de galeries en pente bordées de barreaux, évoquant un aéroport aux passerelles désaffectées dont aucun avion ne décollera, à moins qu’il ne se soit déjà écrasé. « L’avion, ça ne me plaît pas, je préfère le téléphone, on peut toujours raccrocher », décrète Léone, cupcake rose parachuté qui court aussi à sa perte : « j’attends le malheur ».

Chez Koltès, le malheur fait sursauter les corps et réveille l’animalité, vain ressort face à la solitude : « on est tous le chien de quelqu’un ». Cal, animé d’une gestuelle frénétique, incarne le chien nommé « Toubab » qu’il a récemment perdu, cherchant l’affection de son maître à lui, Horn : « l’odeur ça développe l’instinct ». Il jalouse la place de Léone, devenue elle-même la chienne de Horn, qui explique : « j’ai besoin d’elle dans les parages », et essaye de la rallier à sa cause en la poussant à l’accouplement. Essuyant le refus de Léone, c’est finalement l’altérité du cadavre que Cal finit par chercher dans les égouts, sans succès : « je suis de nouveau seul et je suis plein de merde ». Il réapparaît maculé sur scène, aussi noir que Léone, qui, prise d’allégresse multiculturelle, s’était badigeonnée de cirage. Horn, d’une blancheur coloniale suante, se résigne à renfort d’alcool.

Bernard-Marie Koltès plante toujours des interactions sur le fil du rasoir qui résonnent plus largement vers les thèmes de l’individualisme, du consumérisme et des rencontres improbables. Si l’auteur se défend d’épouser la cause africaine (et le metteur en scène à sa suite), quelques répliques bien senties font néanmoins mouche : « vous êtes ici chez moi et il n’y a pas assez de place dans vos têtes et dans vos poches pour ranger tous vos mensonges, on finit par les voir », déclare Alboury. Cal, ouvrier de chantier frustré, se lamente : « il y a de la noblesse dans le pétrole / la richesse supprime tous les efforts, les petites douleurs ». Par sa violence, il s’oppose en surface à Horn, plus placide : « peut-être que je n’ai pas été à l’école, mais la politique, moi, je sais m’en servir ». Devant l’orage menaçant, Horn tente en effet de solder l’affaire avec de l’argent, puis du whisky, mais finit par tirer à lui l’édredon douillet de la hiérarchie : « pensez ce que vous voulez, mais ne faites pas de mal à l’entreprise ».

Bien au-delà, plane la question de l’étranger, homme ou terre, et de son appréhension. Michael Thalheimer appuie le propos en dupliquant le personnage d’Alboury, figure de l’autochtone qui, dans le texte, se dissimule dans l’ombre ou derrière un arbre, et par de savants jeux d’ombres et de lumières : « le noir est une bonne couleur pour se cacher ». Cal, qui se pose en baroudeur, est paradoxalement celui qui craint le plus la confrontation à autrui et ne parvient à établir qu’un rapport de force. Horn fait celui qui a tout compris aux rapports interculturels et se révèle finalement sans attaches. Léone, dont on retiendra d’hilarantes tentatives de communication en allemand, finira sacrifiée sur l’autel de la médiation par le consensus.

Dans cette pièce au goût amer et métallique, quelque chose se soulève et retombe avec fatalisme. Le désenchantement y règne, comme l’illustre Michael Thalheimer à mi-parcours d’un extrait du « Roi des Aulnes » (Goethe/Schubert), où l’enfant expire dans les bras de son père, puni par une ombre trompeuse : « mon père, mon père, et ne vois-tu pas là-bas les filles du roi des aulnes à cette place sombre ? mon fils, mon fils, je le vois bien : ce sont les vieux saules qui paraissent grisâtres… ». Rien à l’horizon, à moins que personne n’ait rien compris à rien.

A voir au Théâtre de la Colline jusqu’au 2 octobreCombat de nègre et de chiens Koltès Thalheimer Théâtre de la Colline Culturopoing

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