« Les aéroports, pour changer de vie
La fièvre, pour grelotter
Les chiens, pour leur donner des os »,
Rodrigo García, « Daisy » (Editions des Solitaires Intempestifs)
L’humour cabot de Rodrigo García sombre dans la déprime pataude dans « Daisy », proposition poétique mais momolle qui ne convainc qu’à moitié en ne laissant qu’un os à ronger, pas plus. Il était où hein le gentil ti Youki ?
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On ne peut pas dire que le théâtre de Rodrigo García soit un théâtre optimiste tant il se fait le miroir depuis toujours d’une société malade et désabusée. Daisy semble pourtant pousser le bouchon plus loin encore en donnant à voir l’image d’un monde perdu et délaissé que plus rien ne peut désormais sauver, pas même le scandale.
« C’est vrai que la pièce a des moments sombres […]. Il y a aussi un hamburger qui parle tout seul sur scène… Oui, c’est triste comme la vie même », Rodrigo García, propos recueillis par Pierre Notte, traduction de Alice Fabbri.
Sur scène justement, exit le cabotinage et les hurlements, marques de fabrique de l’artiste depuis toujours : le texte est ici posé et se déploie de façon à ce qu’il soit, sans aucun parasitage, bien entendu (et surtout lu). Centrés, les deux comédiens qui l’incarnent (Gonzalo Cunill et Juan Loriente) n’en font pas des tonnes, bien campés qu’ils sont dans le sens plus que le mouvement. Exit encore la polémique facile ou les procédés canailles : le propos se veut dans Daisy plus sérieux que de coutume, expurgé qu’il est de toutes fioritures ou procédés scéniques envahissants.
Et si l’on retrouve bien encore quelques-uns de tics de l’artiste (les animaux, la nourriture, la musique jouée en direct…), l’ensemble laisse planer une gravité plus dense que d’habitude, à la limite du physique.
Le metteur en scène hispano-argentin explique ce choix épuré par la volonté de placer la littérature au centre de son spectacle.
« J’ai donné de la valeur à la littérature, et j’ai pensé qu’il fallait la traiter avec attention. Sans crier, sans sauter, sans se jeter par terre, sans se couvrir de nourriture… comme dans tant d’autres de mes pièces. C’est le chemin que j’ai pensé devoir prendre pour celle-ci. La prochaine sera différente, c’est certain », Rodrigo García, propos recueillis par Pierre Notte, traduction de Alice Fabbri.
Si dans Versus la littérature se voyait associée à l’idée de la mort, elle est dans Daisy l’occasion de s’interroger sur l’aspect « domestique » de nos existences, le symbole de la tortue enfermée se révélant à ce titre plutôt pertinent.
Dans le monde tel que dépeint par Rodrigo García, les villes et les maisons ont été désertées, laissant la place aux fantômes et autres cafards. Ainsi réappropriés, les lieux de notre quotidien se transforment en cimetières, le confort devenant une notion oubliée, sacrifiée qu’elle est sur l’hôtel de la consommation et de la facilité.
« Nous pouvons faire de la maison
Un lieu rempli de surprises
Nos voisins ont transformé la maison des rêves
En maison de l’engourdissement
Ils vont au resto
Ils vont en boîte
Ils vont au pub
Ils vont au supermarché
Ils vont à la quincaillerie
Ils vont chez le concessionnaire automobile
Ils vont au tabac
Ils vont à la pâtisserie
Ils vont acheter des churros
Ils vont à la fête du village
Parce que leur maison
Ils l’ont desséchée
C’est une putain de maison sans charme », Rodrigo García, « Daisy » (Editions des Solitaires Intempestifs)
Pour Rodrigo García, l’existence s’est vidée de tout sens et l’humain ne parvient plus à se sauver de lui-même¹.
À partir de ce constat sans concession, l’auteur va méticuleusement dynamiter une après l’autre chacune des échappatoires possibles parmi lesquelles le foyer, la littérature, les icônes, l’amour, le couple, l’enfance et la religion.
Dans la société telle que décrite par le metteur en scène, le langage se vide de sens : l’humanité court inlassablement après la justification de sa vie en dressant des listes qui finalement ne résonnent sur rien.
« Les fantômes, pour avoir encore plus peur.
Les associations, pour être accompagné.
Les missiles, pour les dommages collatéraux.
Un emploi, pour avoir de l’argent.
Une tête, pour mettre un chapeau.
Les hot-dogs, pour y mettre de la moutarde.
Les dents, pour pouvoir manger.
La faim, pour faire des œufs au plat.
La pluie, pour que les champs restent en vie.
La terre, pour les sépultures.
Les vaches, pour les traire.
La confiture, pour faire griller des tartines.
Les dessins, pour embellir les livres.
Les histoires, pour que l’enfant s’endorme », Rodrigo García, « Daisy » (Editions des Solitaires Intempestifs).
Si la maison n’est plus un refuge, le passé ne vaut guère mieux : l’enfance est perdue, plus rien ne sert de rêve, pas même les souvenirs…
« Il faut que je retrouve ma tête de môme.
Dans notre imagination d’enfant, une araignée était une amie
Une mie de pain, un monstre.
Chaque chose avait à nos yeux des propriétés incroyables
Comme si nous avions eu l’intuition que quand nous serions devenus adultes
Les objets prendraient pour nous un tour purement utilitaire
Et chaque forme chaque matière
Perdrait sa part de rêve et de délire », Rodrigo García, « Daisy » (Editions des Solitaires Intempestifs).
Et si le metteur en scène cite de nombreux auteurs (Emilie Dickinson, Maurice Maeterlinck, Leibniz…) c’est pour mieux les associer à notre triste monde qui ne sait plus les orthographier correctement, dynamitant de ce fait l’idée d’une littérature refuge.
« Quand la nature se livre d’elle-même, même T.S. Eliot ne peut pas écrire un bon poème», Rodrigo García, « Daisy » (Editions des Solitaires Intempestifs).
Tout comme dans Golgota Picnic, la religion et le réconfort qu’elle représente sont moqués. Reprenant le procédé vidéo de C’est Comme Ça et Me Faites pas Chier, Rodrigo García anime le Christ du Retable d’Issenheim sur un titre de Tom Tom Club, transformant au passage l’icône en symbole ridicule autant que désavouée.
Le spectacle se finira par un suicide spectaculaire autant que plombant, fermant de fait la porte à tout, jusqu’à l’espoir.
« Dans Daisy, j’ai essayé de parler d’une vie active, contemporaine, éreintante, qui au final revient à mourir, à mourir chaque jour en faisant des choses sans importances. Mais au-delà de ça, il y a la croyance que le langage, bien utilisé, peut nous sauver », Rodrigo García, propos recueillis par Pierre Notte, traduction de Alice Fabbri.
Si Daisy témoigne d’une poésie folle et d’un propos passionnant pour peu que l’on soit réceptif à l’écriture de Rodrigo García, le spectacle pèche pourtant par la paresse de sa mise en scène qui flirte parfois avec le remplissage pur et simple. Manquant cruellement de rythme, le spectateur finit par se noyer dans cet univers délétère étouffant qui ne propose aucune échappatoire. Restent quelques moments de grâce, le texte puissant et la musique charmante du Quatuor Leonis.
Un spectacle en demi-teinte donc, mais qui ne manque pas de chien…
A découvrir jusqu’au 8 mars au Théâtre du Rond-Point et du 31 mars au 2 avril 2015 au Théâtre Humain trop Humain de Montpellier.
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(1) Il n’est d’ailleurs pas anodin si le comédien qui débute le spectacle porte un gilet de sauvetage tant tout semble prendre l’eau.
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Entendu dans la salle (pendant le spectacle).
« Pff…
_ Quoi ? T’aimes pas ?
_ Si, c’est bien…
_ Oui hein !
_ Mais c’est long.
_ Oui hein !
_ Qu’est-ce que c’est long ».
« Acheter, pour se distraire. Boire, pour discuter. Sourire, pour ne pas faire peur. Embrasser, pour sentir la peau. Des cages, pour les animaux sauvages. De l’eau, pour y verser du sel. Le désert, pour pouvoir rêver. Des anges, pour les peintres. Des monstres, pour tourner des films d’horreur. Cent euros, pour réfléchir à ce que je vais faire. Une baguette de pain, pour le petit déjeuner. Les Asturies, pour y vivre. Une chanson, pour pouvoir chanter. Les fêtes de village, pour manger à l’œil. Un rhume, pour rester au lit. Une couette, pour me sentir à l’abri. Des guêpes, pour casser les pieds. Un kilo de pommes de terre, pour faire de la purée. La Méditerranée, pour me sentir mal à l’aise. Mes enfants, pour être inquiet. Une moto, pour sentir le souffle de l’air. Des souliers, pour les cirer. Des sentiments, pour en user. Du papier, pour imaginer. Un trou, pour y pénétrer. La langue, pour les glaces. Les prix, pour mesurer mes possibilités. L’air, pour les pneus. Le pétrole, pour me déplacer au même rythme que les autres. L’amour, pour en donner. Rome, pour y revenir. Les enfants, pour jouer. Le cinéma, pour m’occuper pendant deux heures. Les disques, pour m’occuper pendant deux heures. Les Chinois, pour fabriquer des choses. Les portes, pour les ouvrir et les fermer. Les braises, pour l’entrecôte. Les parapluies, pour que personne ne se mouille. Les trains, pour partir en voyage. Les photos, pour me rappeler ma vie. Le parfum, pour me sentir bizarre. Le foot, pour pouvoir débattre. Dieu, pour quand j’ai peur. Les pommes, pour que les vers aient une maison. Les fraises, pour les regarder. Les médecins, pour attiser la peur. Les nuages, pour regarder le ciel. Les fontaines, pour décorer les villes. Les roses, pour me piquer les doigts. Les cigarettes, pour observer la fumée. Les stylos, pour écrire des lettres. Les fantômes, pour avoir encore plus peur. Les associations, pour être accompagné. Les missiles, pour les dommages collatéraux. Un emploi, pour avoir de l’argent. Une tête, pour mettre un chapeau. Les hot-dogs, pour y mettre de la moutarde. Les dents, pour pouvoir manger. La faim, pour faire des œufs au plat. La pluie, pour que les champs restent en vie. La terre, pour les sépultures. Les vaches, pour les traire. La confiture, pour faire griller des tartines. Les dessins, pour embellir les livres. Les histoires, pour que l’enfant s’endorme. L’arc-en-ciel, pour m’extasier gratuitement. Les discussions, pour mieux comprendre. La salive, pour ne pas avoir la bouche sèche. Le lait, pour le café. La bibliothèque, pour ne pas me sentir seul. Le moule, pour que le flan ressemble à un flan. Les chiffres, pour pouvoir compter. Les poissons, pour vivre dans le fleuve. Les rochers, pour trébucher. Les dédicaces, pour salir les livres. Paris, pour y aller de temps en temps. Des gens, pour vivre avec. Une mère, pour mettre un enfant au monde. Des mains, pour qu’elles aient de la corne. Le grillage, pour délimiter les espaces. Les lacets, pour que les chaussures tiennent bien aux pieds. La cire, pour que les églises fassent payer un euro la bougie. Les piqûres, pour trouer la peau. Les tatouages, pour dépenser de l’argent. Les vêtements, pour dépenser de l’argent. Les murmures, pour tendre l’oreille. Les balayeurs, pour que la ville soit propre au réveil. Les fils électriques, pour pouvoir t’appeler. Les satellites, pour pouvoir te voir. Le brouillard, pour cacher la montagne. Les ceintures, pour ne pas traîner son pantalon par terre. Les langoustes, pour les pêcher. Narcisse, pour qu’il y ait des miroirs. Les briquets, pour brûler la forêt. Les cibles, pour tirer à côté. Zéro, pour tout recommencer. Les antibiotiques, pour combattre un virus. La charcuterie, pour les couteaux. La magie, pour nous surprendre. Le whisky, pour bavarder entre amis. La douche, pour débuter la journée. Les comédiens, pour les pièces de théâtre. La sueur, pour lancer une machine à laver. Le mercure, pour connaître la température. Les baleines, pour chanter. Un siphon d’eau gazeuse, pour le verre de vin en été. Les rides, pour définir les visages. Les poils, pour les rasoirs. Les rayons X, pour détecter un os cassé. Les préservatifs, pour avoir moins de plaisir. Les tickets de métro, pour me déplacer comme un citadin. Un blue-jean, pour me sentir mal à l’aise. Un slip, pour que les couilles ne se baladent pas. Le sang, pour les Tampax. Les problèmes, pour les résoudre. Les risques, pour en courir. Les révolutions, pour que des gens meurent. Les meubles en bois, pour couper les arbres de la forêt. La salade, pour le saladier. Les éventails, pour combattre la chaleur. L’air conditionné, pour attraper la crève. Les flaques, pour sauter au-dessus. Le Brésil, pour voyager au Brésil. Les moules, pour la soupe de poissons. La générosité, pour vivre ensemble. Les cheveux, pour le shampoing. Le mensonge, pour se faire prendre. Voler, pour que le cœur s’emballe. Les femmes, pour baiser. Les cartes, pour connaître le monde. La graisse, pour que les côtelettes aient bon goût. L’école, pour que tout le monde pense pareil. La course à pied, pour s’arrêter reprendre son souffle. La falaise, pour avoir le vertige. Les ponts, pour unir. Le coton, pour désinfecter les plaies. Les pansements, pour protéger les plaies. Les aéroports, pour changer de vie. La fièvre, pour grelotter. Les chiens, pour leur donner des os. La musique, pour danser. Les autobus, pour pouvoir dormir. Les hôtesses de l’air, pour redresser le dossier de ton siège en position verticale. Les lèvres, pour le premier baiser. Le pressing, pour le linge qu’on ne peut pas laver chez soi. Le Quichotte, pour l’ouvrir et le refermer. Les crabes, pour manger avec les mains. Les visions, pour fuir la réalité. L’amour, pour aimer son chien. Le chewing-gum, pour avoir quelque chose dans la bouche. Les élèves, pour qu’il y ait des maîtres. La lumière, pour ne pas trébucher. Les mouches, pour les faire fuir. Le piano, pour être heureux. Les zèbres, pour prendre du plaisir rien qu’à les regarder. Les concombres, pour le gazpacho. Les défaites, pour les perdants. Les rougets, pour les faire frire. Les armées, pour fabriquer de nouvelles armes. Le papier hygiénique, pour avoir quelque chose en commun avec tout le monde. Les sacs poubelle, pour aller jeter les ordures. Les vignobles, pour qu’il y ait des bouteilles. Les boules anales, pour le cul. Les cirques, pour les éléphants », Rodrigo García, « Daisy » (Editions des Solitaires Intempestifs)
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