« Nous sommes les plus heureux êtres humains que la terre a porté de tout temps »,

Martin Crimp, Dans la République du Bonheur, traduction de Philippe Djian (L’Arche).

Nouvel ovni pour des metteurs en scène habitués du genre : « Dans La République du Bonheur » se révèle tout à la fois un spectacle hilarant et exigeant. Une expérience dont le sens se creuse bien après le temps de la représentation pour peu qu’on s’en donne la peine…

Suivre Élise Vigier et Marcial di Fonzo Bo dans leurs propositions, c’est dérouler d’œuvre en œuvre le fil  ténu d’une recherche constante qui questionne et dynamite la langue théâtrale et ses possibilités pelotes. Ainsi, glisser des égarements philosophico-technoïdes bizarres de Rafael Spregelburd (1) aux expérimentations cruelles et surréalistes du dramaturge anglais Martin Crimp, il n’y a finalement qu’une marche que les deux acolytes de longue date montent avec une grâce extrême.

© R. Etienne / item

© R. Etienne / item

« DESTRUCTION DE LA FAMILLE »

Tout démarre par un cliché théâtral, la fameuse scène incontournable du « repas traditionnel de Noël ». Il y a le PAPA sourd comme un pot (Pierre Maillet), le GRAND-PÈRE un peu sénile (Jean-François Perrier), la GRANDE-MÈRE cynique au plus haut point (Claude Degliame), la MAMAN docile et hystérique (Frédérique Loliée), et les deux filles, DEBBIE et HAZEL, chipies en diable (Kathleen Dol et Katell Daunis). Tous se retrouvent gentiment attablés dans un intérieur très rassurant pour le spectateur, puisque réaliste et bourré de repères scéniques permettant d’ancrer l’espace (le sapin de Noël, le grand tapis, l’imposante baie vitrée) autant que l’époque (contemporaine). Cette scène d’introduction, première partie d’un spectacle qui en comportera trois, s’intitule très justement « DÉSTRUCTION DE LA FAMILLE », car, si le décor est chaleureux, l’ambiance va très vite devenir explosive…

« GRAND-MÈRE. J’aime me dire ah ces deux minutes en taxi m’ont déjà coûté ce que cet homme en train de vider les poubelles mettra plus d’une heure de sa vie à gagner », Martin Crimp, Dans la République du Bonheur, traduction de Philippe Djian (L’Arche).

Si les répliques cinglantes et les allusions vachardes ne tardent en effet pas à s’inviter à la fête, ce n’est finalement qu’à l’arrivée de l’ONCLE BOB (Marcial di Fonzo Bo) que le véritable travail de démolition commence. Venu annoncer que sa femme Madeleine (Julie Teuf) et lui partent en tout abandonnant, il en profite au passage pour transmettre le message de haine de son épouse envers toute cette famille.

 « ONCLE BOB. Ce n’est pas moi qui vous parle en ce moment, c’est Madeleine. Elle vous hait. Elle trouve chacun de vous, à sa façon, répugnant  », Martin Crimp, Dans la République du Bonheur, traduction de Philippe Djian (L’Arche).

Et alors que très justement débarque Madeleine feignant l’indifférence, c’est toute la famille qui vole en éclats en même temps que le plateau qui se disloque dans une sorte de chaos psychique.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

« LES CINQ LIBERTÉS ESSENTIELLES À L’INDIVIDU »

Débute alors la seconde partie du spectacle intitulée « LES CINQ LIBERTÉS ESSENTIELLES À L’INDIVIDU » qui s’installe donc dans un décor très froid qui recrée une sorte d’espace mental exempt de tous repères, s’opposant ainsi de manière évidente au naturalisme précédemment servi. La parole n’est ici plus du tout réaliste et, si on comprend assez vite que les personnages sur scène sont bien ceux de la première partie (2), leur voix sont quant à elles aléatoirement redistribuées, à l’image des vêtements que les comédiens n’auront de cesse d’échanger durant toute cette partie. Déstructurées, poétiques et ambitieuses, « LES CINQ LIBERTÉS ESSENTIELLES À L’INDIVIDU » se déploient dans une succession de scènes abstraites qui emmènent le spectateur dans une réflexion qui s’affranchit de toute facilité. Seront abordées ici pêle-mêle les notions inhérentes à ce monde en pleine mutation technologique qui est le nôtre (nous pouvons contrôler nos destins (« LA LIBERTÉ D’ÉCRIRE LE SCÉNARIO DE MA PROPRE VIE »),  nous pouvons nous laisser faire (« scanner ») par le système et en accepter ou non les règles (« LA LIBERTÉ D’ÉCARTER LES JAMBES (ÇA N’A RIEN DE POLITIQUE) »), nous pouvons changer d’organes et modeler notre physique (« LA LIBERTÉ DE FAIRE L’EXPÉRIENCE D’UN HORRIBLE TRAUMA ») nous pouvons choisir d’affronter nos blessures (« LA LIBERTÉ DE TOURNER LA PAGE ET DE PASSER À AUTRE CHOSE »), nous pouvons accepter d’aimer ce que nous sommes malgré le pessimisme imposé par la société (« LA LIBERTÉ D’AVOIR L’AIR BIEN +VIVRE POUR TOUJOURS »).

« Il n’y a rien de politique à propos de mon corps […] ça n’a rien à voir avec la politique _ c’est à propos de comment je me sens […]

Rien de politique me concernant

Ni comment  j’élève mes enfants

Ni ce que je leur donne, ni ce que je leur prends

ME FAITES DONC PAS CHIER AVEC ÇA

RESTEZ DONC EN DEHORS DE ÇA

 

Rien de politique aux enlèvements

À se liposucer comme des grands

À se droguer, à se faire de l’argent

ME FAITES DONC PAS CHIER AVEC ÇA

RESTEZ DONC EN DEHORS DE ÇA

 

Rien de politique dans mes vêtements

Je mets c’que je mets, je sens c’que je sens

J’ai le droit d’être gros et repoussant

ME FAITES DONC PAS CHIER AVEC ÇA

RESTEZ DONC EN DEHORS DE ÇA

 

Rien de politique dans les transplants

Écarter les jambes, ça détend

C’est faire de l’art et des enfants

ME FAITES DONC PAS CHIER AVEC ÇA

RESTEZ DONC EN DEHORS DE ÇA

 

Rien de toi ne me réconforte

Oh, remballe tes histoires de classes

Tes guerres légitimes, tes fausses dents

De quel trou faut-il que tu sortes ?

Enlève ton pied de ma putain de porte

T’ES SI PLEIN DE MERDE ET SI PLEIN DE SANG

ME FAIS DONC PAS CHIER AVEC ÇA

ME DIS PAS CE QUE JE SAIS OU PAS », Martin Crimp, Dans la République du Bonheur, traduction de Philippe Djian (L’Arche).

Dans ce maelstrom d’idées lancées en apparence au hasard, le spectateur ébaubi se retrouve confronté à une expérience singulière qui questionne de manière surréaliste la société et son temps. C’est d’ailleurs une phrase de l’ONCLE BOB jetée à sa famille un peu plus tôt lorsqu’il leur annonce que Madeleine et lui s’apprêtent à embarquer dans un avion, qui cristallise au mieux cette expérience sensorielle déroutante ainsi que son déroulé.

«  ONCLE BOB. Une fois dans l’avion, le temps est totalement aboli […] jusqu’à ce qu’on atterrisse _ et même après ça… même après ça », Martin Crimp, Dans la République du Bonheur, traduction de Philippe Djian (L’Arche).

DANS LA REPUBLIQUE DU BONHEUR -

© Christophe Raynaud de Lage

Ainsi, « LES CINQ LIBERTÉS ESSENTIELLES À L’INDIVIDU » se révèlent le temps suspendu d’un comme voyage, le cheminement introspectif des personnages à l’intérieur d’eux-mêmes. Comment définir sa place dans le groupe ? La famille ? Quel acte est politique ?

Ce moment très particulier de la pièce est également l’occasion factuelle pour les deux metteurs en scène d’expérimenter de nombreuses idées scénographiques plus ou moins farfelues et donc plus ou moins réussies. Ainsi, si nous avons été particulièrement sensibles à l’utilisation de la poursuite et de la poésie qu’elle induit (3), au rendu et à la symbolique des reflets renvoyés par la vitre/miroir en fond de scène (4), par le vol des voix, nous avons par contre été moins convaincus par l’intervention de tablettes numériques dont l’usage nous est apparu un peu gadget au final même si très à propos sur cette séquence de la pièce. N’en demeure pas moins l’impression réussie d’être transportés dans un tourbillon à la fois de mots et d’images et d’être submergés par le sens des deux.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

« DANS LA RÉPUBLIQUE DU BONHEUR »

Dernière partie et non des moindres, « DANS LA RÉPUBLIQUE DU BONHEUR »  nous donne de nouveau à voir les deux personnages de l’ONCLE BOB et MADELEINE, tels qu’ils nous avaient été présentés au début de la pièce. Mais loin de les réinstaller dans la réalité confortable initiale, Martin Crimp décide de les reprendre dans un espace qui serait très justement établi entre le douillet de la première partie et le capharnaüm de la seconde. Ici, les deux amants se perdent en effet dans un dialogue tautologique et abstrait, qui, s’il reprend en partie les grandes lignes réflexives précédemment évoquées, les éclaire sous le jour nouveau de leur étrange relation. Afin de mieux rendre compte de cette intimité surréaliste autant que délétère, Élise Vigier et Marcial di Fonzo Bo prennent le parti d’écraser la scène en hauteur et de recréer artificiellement des fenêtres occultées par des stores, fenêtres qui deviendront de plus en plus présentes à mesure que la scène avancera, renforçant cette idée d’une relation biaisée et renvoyant en écho à la baie vitrée initiale.

« ONCLE BOB. Pourquoi tu ne veux pas me laisser dormir ? Pourquoi tu me réveilles toujours en me secouant ? […] Tu n’as pas besoin de me réveiller en me secouant. […] Tu n’as pas besoin de me mordre.

MADELEINE. Je te mords pour te réveiller. Je veux que tu voies l’arbre. Je veux que tu voies les fleurs blanches. Et oh _ oh _ Robbie_ la pureté de l’herbe printanière ! et chaque brin d’herbe comme une lame de rasoir verte ! J’ai besoin que tu te réveilles pour moi et souries », Martin Crimp, Dans la République du Bonheur, traduction de Philippe Djian (L’Arche).

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

On l’aura compris, Dans la République du Bonheur est une pièce exigeante qui soulève de nombreuses questions sans jamais forcément apporter de réponses. En ce sens, le travail des deux metteurs en scène est extrêmement cohérent : parce qu’ils proposent de poursuivre les réflexions déjà évoquées dans leurs précédents spectacles (5), Élise Vigier et Marcial di Fonzo Bo bâtissent toute une mythologie théâtrale dont les chapitres n’ont de cesse de se répondre et de s’éclairer les uns, les autres. De même et dans la forme cette fois-ci, les deux artistes ont su brillamment porter la dualité du texte de Crimp (qui oscille entre philosophie et humour) en convoquant le chant et la parodie pour apporter légèreté et distance. Saluons au passage le travail du son, du compositeur Etienne Bonhomme et des musiciens live qui livrent une partition sucrée des plus amusantes (ah, cette reprise du Space Oddity de David Bowie !!!) permettant d’alléger le tout de manière très pertinente.

En marge, il est à noter que Dans la République du Bonheur est une nouvelle fois l’occasion pour Élise Vigier et Marcial di Fonzo bo de poursuivre leur travail sur le langage, en mettant à profit tout à la fois les accents (celui de Marcial di Fonzo Bo), les intonations (inimitable Pierre Maillet) et les particularités des voix (exceptionnelle et lunaire Claude Degliame que nous avions déjà adorée chez Rabeux (6)) pour surligner l’étrangeté, le surréalisme et l’humour des situations.

Car oui, malgré le côté démonstratif et abscons du texte de Martin Crimp, on rit beaucoup dans cette pièce et c’est sans doute en cela que réside la plus grande réussite de sa mise en scène qui, servie qu’elle est par des comédiens justes et tenus de bout en bout, parvient à nous faire passer un excellent moment plein d’humour et de légèreté avec un texte d’une extrême complexité et profondeur.

Pas sûr pourtant que cette pièce trouve son public tant elle demande au spectateur de lâcher prise et de se laisser porter, mais pour peu qu’on accepte ce postulat, le voyage est total autant que réussi. 3-2-1- Ignition !

A découvrir jusqu’au 30 novembre 2014 au Théâtre de Chaillot 

Du 4 au 6 décembre 2014, Nouveau Théâtre d’Angers- CDN
Du 9 au 11 décembre 2014, la Comédie de Saint-Etienne-CDN

Scénographie
Yves Bernard

Lumières
Bruno Marsol

Création musicale
Etienne Bonhomme, Baptiste Germser, Antoine Kogut, Baptiste Germser

Dramaturge
Leslie Kaplan

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(1)     Élise Vigier et /ou Marcial di Fonzo Bo ont mis en scène plusieurs pièces du dramaturge Argentin, à savoir : La Estupidez, La Paranoïa, La Panique, L’Entêtement, Lucide.

(2)     Martin Crimp bourre en effet son texte de références relatives au quotidien des différents protagonistes, références qui n’arrêteront pas de revenir de manière plus ou moins subtile tout du long : la fusée, l’aéroport, les prothèses auditives, le sandwich au poulet…

(3)     La poursuite devient notamment plus ou moins floue de manière à peine perceptible, isolant ou non les différents intervenants qu’elle éclaire.

(4)     Cette vitre fait d’ailleurs écho à celle évoquée par MADELEINE et l’ONCLE BOB dans la première partie :

« MADELEINE. Parce que cette nouvelle vie qui est la nôtre _ ça va être quoi ?

ONCLE BOB. Comme un carreau de verre », Martin Crimp, Dans la République du Bonheur, traduction de Philippe Djian (L’Arche).

(5)     On retrouve en effet ici la réflexion sur le pouvoir de la langue tel qu’évoqué par  Rafaël Spregelburd dans l’Entêtement (notion de langage codé et codant) et la virulence politique de Rodrigo Garcia (sans toutefois en retrouver la charge).

(6)     À noter ici la filiation de la comédienne avec Copi dont elle fut très proche, Copi étant un des auteurs iconiques de la Compagnie des Lucioles à laquelle appartiennent Élise Vigier et Marcial di Fonzo Bo.

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A propos de Alban Orsini

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