La danse, c’est plus marrant, c’est moins désespérant, en mangeant.
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Dans Manger, Boris Charmatz prend le parti de chorégraphier l’acte d’engloutir. Pour cela, il va imaginer une succession de tableaux avec comme fil conducteur, le seul fait de manger, encore et toujours. Picorer, dévorer, arracher, bouffer, croquer, absorber : tout y passe. Formellement, l’acte de consommer n’est pas esthétique, pourtant, le chorégraphe parvient parfaitement à le mettre en scène ici sans que jamais il ne devienne injustifié ou bien laid.
« Cet encombrement de la nourriture n’a de valeur qu’à condition de permettre ou de générer autre chose. […] Avec la nourriture, on descend […]d’un étage. Je ne sais pas pourquoi, j’ai repensé récemment au journal de Pontormo, un peintre maniériste du XVIème siècle, qui a rédigé un journal extrêmement terre-à-terre, entièrement centré sur la nourriture. Il ne parle quasiment pas de peinture, mais uniquement de ce qu’il mange – comme une sorte d’économie générale de ce qu’il ingère. Il n’y a aucun sentiment, aucun affect. On peut le lire quasiment comme une sorte de manifeste matérialiste. En danse, peu de choses en passent par la bouche – elle sert surtout à respirer. On essaie plutôt de la garder fermée, par convention «esthétique» », Boris Charmatz à propos de Manger, propos recueillis par Gilles Amalvi.
Ce n’est pourtant pas que le seul geste de manger qui est représenté dans ce spectacle, mais c’est aussi celui d’engranger et de recracher, d’accumuler et de ressortir. Ainsi, la proposition de Charmatz prend rapidement de la distance avec la nourriture en elle-même et devient allégorie complète tout à la fois politique, éducative, morale et sociale. Nous engrangeons du savoir, nous l’utilisons, mais à quoi sert-il ? Comment notre voix se retrouve-t-elle corrompue et n’atteint plus son but à force d’être encombrée par ces couleuvres que l’on nous force à avaler ? Ce sont très justement les mots qui vont servir de pivot à cette compréhension, notamment la reprise du « Je t’Obéis » du groupe déjanté Sexy Sushi ou bien encore les slogans de manifestants rendus dans le cri désespéré d’une des danseuses.
« Si tu veux que je te le donne
Si tu le veux, je te le donne
Si tu veux que je me le fasse
Si tu le veux, je me le fais
Si tu veux que je le devienne
Si tu le veux, je le deviens
Si tu veux que je te le dise
Si tu le veux, je le dirai.
[…]
Je te donnerai 10 euros,
Une ampoule un gode un mot
Je te ferai des enfants
La vaisselle des compliments
Je deviendrai la plus belle
La plus docile la moins rebelle
Je te dirai les mots bleus,
Les mots qu’on dit quand on est vieux
Tu pourras me taper
Tu pourras m’humilier
Me donner des coups de poings,
Me balancer sous un train
Je t’obéis je t’obéis je t’obéis je t’obéirai », Sexy Sushi, Je T’Obéis (Tu l’as Bien Mérité)
En questionnant toutes ces valeurs et en les faisant interpréter par une troupe de danseurs, le chorégraphe interroge le groupe autant que l’individu, la singularité autant que le conformisme et donc par extension toutes les facettes de la société.
Et toi, qui manges-tu ?
Sur scène, les danseurs mangent des feuilles de papier, les recrachent, se les échangent, se les volent, les avalent par terre tant et si bien qu’à la fin, il n’en restera que quelques miettes sur scène. Mais ce n’est pas tant ici les chorégraphies qui marquent le plus que la gestion de la voix, l’ensemble des danseurs prenant en effet en charge l’alternance de parties autant chantées, qu’hurlées ou bien encore murmurées. Sont ainsi interprétés pêle-mêle, les très modernes et rageurs Aesop Rock, The Kills ou bien encore Animal Collective dans un chœur émouvant et maîtrisé, mais aussi des partitions plus classiques telle la Symphonie n°7 de Beethoven. Moment de grâce particulier, la reprise du Bonhomme de Merde de Christophe Tarkos, hilarant autant que poétique.
« Alors j’ai rencontré un homme de merde
Et je l’ai bien regardé
Et il était fait tout en merde
Et il portait des vêtements en merde
Et il avait dans la bouche des petites choses très dures et très noires
Et j’ai bien regardé et c’était de la merde
De la merde très sèche et très dure à la place de ses dents
Alors j’ai regardé sa bouche et à l’intérieur de sa bouche
Et y’ avait une sorte de merde pâteuse et un peu coulante
[…]
Et j’ai regardé au fond de son cœur et son cœur, c’était un gros bloc de merde.
[…]
Et je me suis dit : c’est pas possible qu’un homme comme ça soit entièrement plein de merde », Le Bonhomme de Merde, Christophe Tarkos.
Plus proche de la performance que de la danse, Manger de Boris Charmatz est une proposition poétique maîtrisée qui invite à la contemplation autant qu’à la réflexion.
A découvrir jusqu’au 3 décembre au Théâtre de la Ville dans le Cadre du Festival d’Automne.
Conception, Boris Charmatz
Avec Or Avishay, Matthieu Barbin, Nuno Bizarro, Ashley Chen,
Olga Dukhovnaya, Alix Eynaudi, Julien Gallée-Ferré, Peggy
Grelat-Dupont, ChristopheIves, Maud Le Pladec, Filipe
Lourenço, Mark Lorimer, Mani A. Mungai, MarlèneSaldana
Lumière, Yves Godin ;Son, Olivier Renouf
Arrangementset travailvocal, Dalila Khatir
Assistantàlachorégraphie, Thierry Micouin
Régiegénérale, Mathieu Morel ; Régielumière, Fabrice Le Fur
Habilleuse, Marion Regnier ; Production,Sandra Neuveut,
Martina Hochmuth, Amélie-Anne Chapelain
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Entendu dans la salle : « Manger par terre, c’est quand même la porte ouverte à toutes les gastros… »
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