« De nos jours », m.e.s. Ivan Mosjoukine – Le Monfort

Roulement de tambour, roulement de tambour, roulement de tambour. Il faudra parler sans dire, la voix off l’annonce et fait référence à un décret de 1812 qui interdisait la parole au cirque. Qu’importe, puisqu’on l’a en quelque sorte déjà ôtée deux fois à Ivan Mosjoukine, acteur du cinéma muet et mort en 1939, un nom aujourd’hui ressuscité avec la collaboration de quatre circassiens passés par le CNAC. C’est donc par la transgression des limites, l’expression corporelle et d’autres stratagèmes que les artistes vont intervenir. Balbutiements, mimes, cris, onomatopées, pancartes, viennent à la fois souligner la difficulté d’être, mais aussi proposer d’autres langages, et paradoxalement proposer un spectacle extrêmement bavard dans la richesse du terme.Sous forme de courtes notes thématiques, ils vont ainsi renouveler la forme, innover tout en rendant hommage aux traditions du cirque. La notion de numéro subsiste, morcelée, sous une forme contemporaine traversée de personnages bien connus tels que le lanceur de couteaux ou la femme à barbe. Organisés dans la déconstruction, les artistes ont défini quatre parties : qu’est-ce qu’on va faire, puis refaire ? Qu’est-ce que ça va devenir, et finalement changer ? Tout naturellement et avec finesse, le prisme de la discipline se dédouble pour évoquer les limites de notre monde : l’incommunicabilité, l’agressivité, l’hystérie, la routine, le machisme, la surenchère, mais aussi la religion et la mort.

Consistant mais très digeste, ce spectacle se distingue aussi et surtout par le rire, d’un cocasse tragi-comique de répétition. On y voit beaucoup de gaffes, autant de chutes malheureuses ou éclairées, quelques fesses et même un sexe qui servent aussi l’humour, le tout dans une culture de la poésie. Absolument enthousiasmantes, leurs notes sur le cirque apportent un parfait équilibre entre l’éphémère des émotions et un propos bien étoffé. Brillants, les quatre compères d’Ivan Mosjoukine font preuve d’une virtuosité débridée qui tend à démontrer qu’il fallait juste se creuser un peu la tête pour éviter que la piste tourne en rond. Applaudissements, applaudissements, applaudissements, standing ovation !

Sarah Despoisse

 

Il faut aller voir De nos jours en ne s’attendant à rien et en s’attendant à tout. Sous-titré Notes on the circus, le spectacle écrit par le collectif des quatre artistes sur scène Ivan Mosjoukine se présente comme environ 80 fragments, ou 80 propositions, ou même 80 possibilités de cirque.Ivan Mosjoukine s’éloigne de la recherche de perfection technique et plastique du cirque traditionnel et de ses numéros immuables et magiques. Les 80 fragments sont les variantes d’un nombre bien plus limité de numéros dont il s’agit d’explorer les ressorts et de déconstruire les illusions. La répétition de motifs similaires vient en effet court-circuiter les formes canoniques et permet à l’inverse d’épurer la forme. La forme fondamentale ainsi rendue saillante permet à partir d’un de créer plusieurs, et de créer du sens.
L’artiste lui-même n’est plus absolu ni intouchable. Soumis à la variation constante des fragments (comme nous sommes soumis à un monde toujours changeant), il est saisi en tant qu’homme et révèle ses faiblesses, ses douleurs. L’artiste qui exécute son numéro nous apparaît comme véritablement incarné. Il est présent, devant nous. Il souffre, il crie. Bienvenue dans le monde réel.Notion, ou paramètre, souvent ignorée dans les spectacles, le temps joue dans De nos jours un rôle fondamental. Rythmé par le tintement d’une petite cloche annonçant le passage d’un fragment au suivant, le spectacle multiplie les occasions de rendre saillant les temps nécessaires (humains, matériels) à son exécution. De la douleur des corps soumis à un effort prolongé au déplacement des éléments de l’espace scénique, Ivan Mosjoukine ne cherche jamais à gommer le temps. En pleine lumière et sans coulisses, il en prend conscience, l’exacerbe et y trouve des merveilles de mise en scène. A l’opposé d’une scène montée dans le noir, on prend un plaisir fou à observer les quatre artistes traverser la scène en courant afin de construire et de déconstruire les espaces qu’ils vont investir. On parle du temps, mais autant finalement parler du corps. C’est à partir de lui que l’on vit, que l’on agit, que l’on communique. Glorifié ou ignoré, le corps trouve finalement peu sa place dans notre société où il reste chose ou non-chose, trop peu sujet.

De nos jours, s’il débute de façon assez ludique, devient de plus en plus cruel et éprouve le corps et ses facultés. Les variantes deviennent ainsi des expériences quasi scientifiques cherchant à cerner cette chose étrange et repoussante qui nous gêne, nous couvre de ridicule ou conditionne de façon stricte notre vie et notre mort.
Noir, cynique, mordant, De nos jours fait beaucoup beaucoup rire, parfois jaune, suscite l’effroi ou l’indignation, et questionne de façon mordante une époque moderne désincarnée, désenchantée où l’impossibilité de communiquer fait écho à celle de trouve du sens.
80 propositions pour 1 proposition au final, ambitieuse, intelligente, De nos jours réussit à réjouir tout autant les sens que l’esprit. Bravo!

gee wee

A voir au Monfort jusqu’au 27 octobre,
puis au
104 du 17 au 24 novembre.

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