À l’occasion des représentations de l’adaptation théâtrale du roman d’Emmanuel Carrère « D’Autres Vies que la mienne », nous avons eu le plaisir de rencontrer Tatiana Werner et David Nathanson, respectivement metteur en scène et comédien du spectacle à découvrir à la Manufacture des Abbesses (avant le Festival d’Avignon Off) du 17 mai au 24 juin 2015.

Dans ce second volet de l’entretien, nous nous sommes intéressés au travail de comédien de David Nathanson, aux contraintes imposées par l’exercice du seul-en-scène et à ses inspirations.

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Alban Orsini : Comment as-tu rencontré Tatiana Werner, la metteur en scène de « D’autres Vies que la Mienne » ?

David Nathanson : Je me souviens très bien de notre rencontre ! Je reprenais un petit rôle dans le Misanthrope (mise en scène par Justine Heynemann), celui de Du Bois, et lorsque je suis arrivé dans la salle super stressé, j’avais beaucoup trop d’énergie, ce qui a fait rire Tatiana. On a discuté, elle m’a fait rire aussi et puis on s’est retrouvés au festival de Cannes quelques temps plus tard. À partir de là il était évident qu’on voulait travailler ensemble.

A.O. : Quels sont les qualités et les défauts de Tatiana Werner ?

David : Dans la vie de tous les jours, elle est extrêmement drôle et en tant que metteur en scène, très précise. Elle est aussi très efficace dans ses explorations, c’est-à-dire qu’elle est sans cesse à la recherche du meilleur résultat qui soit : elle ne lâche rien, sait très précisément ce qu’elle veut et connait les moyens pour y parvenir …

Tatiana Werner : La torture par exemple…

David : … et comme je dois être un peu masochiste, je lui fais confiance à 100%, même si c’est parfois douloureux ! Après, ce sont des moments très drôles aussi. Quand nous répétions chez elle, elle était souvent en pyjama alors qu’elle me dirigeait, toute occupée qu’elle était à couper ses tomates et à passer une centaine de coups de fil en même temps. Ça force à une certaine concentration de ma part tout de même pour garder mon sérieux…

David Nathanson et Tatiana Werner (c) Alban Orsini

David Nathanson et Tatiana Werner (c) Alban Orsini

A.O. : Après « Le Nazi et le Barbier« , votre précédente collaboration, qu’est-ce qui t’a donné envie de retravailler avec Tatiana Werner ?

David : Dans le cadre d’un seul en scène, très franchement, je ne me vois pas travailler avec quelqu’un d’autre que Tatiana. Ça arrivera peut-être un jour, mais cette confiance que nous nous portons mutuellement me permet d’avancer. Si elle accepte le projet que je lui propose, je sais que ça va être bien, et cette certitude est rassurante. Je n’ai pas de doute là-dessus. J’ai des interrogations sur plein d’autres choses, mais pas sur son travail, et ça, c’est précieux…

A.O. : Comment le choix d’adapter le roman d’Emmanuel Carrère « D’Autres Vies que la Mienne » s’est-il imposé à toi ?

David : Après le spectacle « Le Nazi et le Barbier », je suis très souvent revenu à la charge auprès de Tatiana avec cette idée de travailler une fois encore autour de l’adaptation d’un roman. Je lui ai ainsi proposé plusieurs textes parmi lesquels « Au secours ! Un ours est en train de me manger » de Mykle Hansen, « La Lamentation du Prépuce » de Shalom Auslander  ou bien encore le « Quatrième Mur » de Sorj Chalandon, mais aucun de ces livres n’a inspiré Tatiana pour une adaptation scénique. Et puis m’est alors venue l’idée de proposer à Tatiana l’ouvrage d’Emmanuel Carrère « D’autres Vies que la Mienne ». Sa lecture m’avait bouleversé… C’est difficile de ne pas être touché par ce livre tant il parle de choses émouvantes de fait, comme la mort de gens proches ou bien encore la précarité. Et puis il y avait un autre aspect que j’avais envie de jouer sur scène et qui aborde les thématiques plus ardues du surendettement d’un point de vue juridique. À ce titre, le roman de Carrère est un vrai roman de gauche qui possède une force d’engagement qui, même si elle reste discrète, n’en est pas moins puissante. De par la proximité qu’instaure Carrère avec ses personnages, notamment avec les ceux d’Etienne et de Juliette, tous deux juges au Tribunal d’Instance de Vienne, l’auteur parvient à écrire des passages magnifiques sur l’aide et l’humanité qui lie les gens entre eux. Dans un sens, il y a dans le roman quelque chose qui rappelle le personnage joué par James Stewart dans Monsieur Smith au Sénat de Franck Capra, référence importante pour ma compagnie, « Les Ailes de Clarence ». Cet aspect humaniste poursuit la thématique initiée par « Le Nazi et le Barbier »… Il semblait très cohérent de travailler dessus. Et Tatiana ayant accepté de me mettre en scène sur ce texte, nous ne pouvions que nous lancer…

A.O. : Quel rapport entretiens-tu avec l’auteur Emmanuel Carrère ?

David : Nous lui avons écrit une lettre très personnelle pour obtenir les droits d’adaptation. Au départ, il a hésité, sans doute à cause de l’aspect non fictionnel de son travail : les personnages de « D’Autres Vies que la Mienne » sont en effet des personnes réelles qui existent ou ont existé. Ce n’est pas facile comme contexte. Je pense qu’il a fini par cerner le respect et la bienveillance qui nous animaient puisqu’il a accepté de nous concéder les droits. De manière plus personnelle, Emmanuel Carrère est un auteur qui me touche énormément dans la mesure où il ne parle jamais que de lui dans ses livres. Dans « D’Autres Vies que la Mienne » et malgré son titre, il parle de manière paradoxale beaucoup de lui et dans un certain sens, beaucoup de nous. C’est cette proximité qu’il arrive à créer qui est très forte et que je voulais retranscrire sur scène. J’aime beaucoup l’idée de traiter au théâtre de quelque chose qui n’est pas de l’ordre de la fiction et de pourtant l’envisager comme telle. Faire tomber la barrière qui existe arbitrairement  entre fiction et réalité.

A.O. : Cet aspect réaliste – le fait que les personnages du roman d’Emmanuel Carrère existent vraiment – a-t-il été un problème dans la mise en scène à proprement parler ?

David : Le personnage de Juliette nous a en effet posé problème. Nous nous devions de respecter la personne qu’elle a été et sa famille. À ce titre, nous ne pouvions pas inventer des choses à son sujet. Nous avons ainsi choisi de travailler son personnage dans l’absence : sur scène, elle n’est qu’une présence, ce qui renforce d’autant plus son importance dans le récit.

A.O. : Pourquoi avoir choisi d’adapter un roman pour la scène ?

David : Je suis très mauvais lecteur de théâtre. Je ne vois rien en lisant du théâtre. Alors que lorsque je lis un roman, tout est tout de suite plus fort : j’ai des images qui me viennent immédiatement, des émotions me touchent avec puissance. Il y a quelque chose d’aride dans l’écriture théâtrale contemporaine qui s’est éloignée d’une manière classique de raconter des histoires. On peut d’ailleurs noter à l’heure actuelle un retour à l’histoire et à l’aventure dans le théâtre : le travail d’Alexis Michalik (auteur et metteur en scène, entre autre, du Porteur d’Histoire) en est un bon exemple.

David Nathanson (c) Alban Orsini

 

A.O. : Dans « D’Autres Vies que la Mienne » et après « Le Nazi et le Barbier », tu es de nouveau seul sur scène. Comment appréhendes-tu cet exercice particulier ?

David : Autant Tatiana est très lucide dans la façon qu’elle a de décrire son travail de mise en scène, autant je ne me fais pour ma part aucune réflexion quant à mon ressenti en tant que comédien. Je fais ce que je peux… Après, je suis juste très touché que cela plaise et que le public soit là au rendez-vous à chaque fois…

A.O. : Comment as-tu évolué depuis ta première expérience de seul en scène qu’était « Le Nazi et le Barbier » ?

David : Je n’ai pas décidé de travailler différemment mais, du fait que les personnages sont très différents d’une pièce à l’autre, le travail est forcément unique. La phrase est bateau autant que galvaudée, mais très sincèrement, j’ai vraiment l’impression de repartir de zéro à chaque spectacle tant la façon d’aborder l’adaptation d’un texte est différente. Il fallait par exemple trouver sur « D’autres vies que la Mienne », quelque chose qui soit plus proche de moi alors que dans « Le Nazi et le Barbier », nous avions constamment affaire à des personnages très dessinés à la limite de la caricature. Dans « D’Autres Vies que la Mienne », il nous a fallu au contraire considérer une forme de sincérité plus intime. Le travail sur le Carrère est donc passé par la recherche d’un personnage qui soit proche de ce que je suis… j’espère qu’on l’a trouvé d’ailleurs… Après techniquement parlant, je ne sais pas trop ce qui a changé me concernant depuis « Le Nazi et le Barbier »…

Tatiana : Il a acquis l’expérience du coureur de fond : chaque spectacle étant un marathon, il est maintenant mieux préparé. Il a ainsi beaucoup évolué depuis « Le Nazi et le Barbier » : il est plus précis, plus généreux, il a musclé son jeu…

David : Un peu comme Robert Pirès au football en 98…

Tatiana : Il réussit désormais à faire des accidents de parcours, une force. Il a transformé l’essai !!!

David : Si c’est nécessaire, on peut filer la métaphore sportive jusqu’à la fin de l’interview…

David Nathanson et Tatiana Werner (c) Alban Orsini

David Nathanson et Tatiana Werner (c) Alban Orsini

A.O. : Il y a beaucoup de jeu dans votre tandem : on a l’impression que vous passez votre temps à vous faire rire…

David : Nous fonctionnons comme ça depuis toujours ! Le travail est exigeant, mais on s’amuse aussi énormément…

Tatiana : Après, David continue de penser que je suis une dictatrice. Cette année par exemple, il m’a laissé comme message de Nouvel An un adorable « Bonne Année Adolf », ce qui est, tout le monde en conviendra, très révélateur de ce qu’il pense de moi…

A.O. : Y’a-t-il une façon particulière de se préparer physiquement pour un seul en scène durant lequel tu portes le spectacle, en tant que comédien, pendant plus d’une heure ?

David : Sur le « Nazi et le Barbier » je mangeais beaucoup de pains aux lardons que je trouvais dans la boulangerie en bas de chez moi… mais sérieusement non, je ne pense pas avoir une façon particulière de me préparer… que ça soit physiquement ou mentalement.

Tatiana : Bien sûr que si, il se prépare ! Il vit avec son texte, il dort avec son texte, il va aux toilettes avec son texte… J’ai pris le même métro que David une fois par hasard et sans qu’il le sache : je le voyais dans l’autre wagon en train de parler tout seul et j’ai compris qu’il récitait son texte…

David : Bon d’accord… maintenant que j’y pense, j’ai travaillé face à la mer le texte de Carrère lors de la tournée du « Nazi et le Barbier » à La Réunion… c’était inspirant… après je ne pense pas qu’il s’agisse d’une véritable méthode de travail pensée comme telle… c’était plus un hommage au boulot de Calogéro et Passi qu’autre chose…

Tatiana : Je ne sais pas si finalement je ne préfère pas la référence au football…

A.O. : Peux-tu nous en dire un peu plus sur ta compagnie, « Les Ailes de Clarence » ?

David : « Les Ailes de Clarence » dont le nom est, comme je l’ai dit précédemment, inspiré d’un film de Franck Capra, est une compagnie que j’ai fondée il y a dix-huit ans. Je l’ai créée pendant mon année au Cours Florent durant laquelle j’ai mis en scène un spectacle que je voulais faire tourner. Après quelques années endormie, je l’ai réveillée lors du projet « Le Nazi et le Barbier ». J’en avais assez d’attendre qu’on me propose des projets intéressants : j’ai décidé de les monter moi-même. Lorsqu’on est comédien, on ne peut pas se permettre d’attendre que le téléphone sonne. Avec Tatiana, nous sommes pareils : nous créons nos propres projets. Nous nous battons. Nous avons beaucoup de chance même ce n’est pas toujours facile. Pour en revenir à la compagnie, c’est sans doute le goût des textes contemporains et l’envie de parler de choses graves avec légèreté et de choses légères avec gravité qui la caractérisent. Le fait que les deux derniers projets ne soient pas à la base des objets théâtraux, contribue aussi, dans un sens, à décrire la singularité du travail de la compagnie. Je ne trouve pas mon compte dans le théâtre contemporain…

A.O. : Justement, quelles sont tes sources d’inspiration au théâtre ?

David : Ce que j’aime en tant que spectateur au théâtre, ce sont les vrais univers de metteur en scène. Des pièces dans lesquelles les artistes proposent un art complet qui passe par l’écriture et la création à part entière d’un spectacle. Je suis toujours très impressionné par l’aspect démiurge de certains partis pris scéniques : ça va plus loin que le simple théâtre. On s’en fout de savoir si on parle comme au cinéma ou si on joue comme au théâtre… À ce titre j’admire le travail de Robert Lepage qui mélange du théâtre, de la vidéo ou bien encore des décors époustouflants et des créations sonores incroyables. Et même si nous sommes dans une économie de moyens certaine, nous essayons, à notre niveau, de proposer un travail de qualité qui propose également de la vidéo et du son. La prochaine étape sera sans doute d’écrire et de mettre en scène un spectacle de manière aussi complète…

A.O. : Quels sont tes projets à venir ?

David : Je suis actuellement  embarqué sur un projet de création autour d’une pièce de Roland Schimmelpfennig « Peggy Pickit voit la face de Dieu » qui sera mis en scène par Mitch Hooper. Je continue en parallèle un travail sur les Fables de la Fontaine avec William Mesguich.

A.O.: Qu’aurais-tu envie d’ajouter que tu n’aies pas eu l’occasion de dire durant une interview ?

David : Je suis super heureux de jouer ce texte-là. Ça me touche d’autant plus car je sais très exactement pourquoi je le joue. Et c’est important pour moi que cela ait du sens…

David Nathanson (c) Alban Orsini

David Nathanson (c) Alban Orsini

(Entretien réalisé le 13 mai 2015)

La première partie de cet entretien est à découvrir ici.

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