En associant brillamment Art Brut et broderie traditionnelle, l’artiste FullMano est parvenu à construire en quelques années un travail cohérent et provocateur qui n’hésite pas à dépoussiérer une technique démodée pour la mettre au service d’une représentation sans concession de la masculinité. Nourri par les années 80, le Pop Art et l’iconographie gay, FullMano a accepté de répondre à nos questions à l’occasion de l’exposition « Strike a Pose. »
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Alban Orsini : FullMano, pourrais-tu te décrire ?
FullMano : J’aime bien toujours commencer en revendiquant le fait de ne pas être parisien. Dire que j’habite en banlieue, à Bobigny, que je suis « banlieusard» sans que ce terme soit pour autant péjoratif, insister sur l’environnement dans lequel j’ai grandi, évolué et dans lequel j’évolue encore, c’est important pour moi. C’est finalement assez cohérent avec ce que je suis et ce que je crée. Ensuite, ce qui m’identifie c’est bien sûr le fait de faire de la couture avec la particularité de la faire autrement que de manière traditionnelle, de l’amener vers quelque chose de plus contemporain. Dans les faits, je ne suis pas tant artiste qu’artisan, car les techniques que j’utilise sont celles qui proviennent véritablement de l’artisanat. Je garde les mêmes procédés que pouvaient avoir mes grand-mères, c’est le rendu qui seulement diffère : j’aime bousculer l’image que l’on a de la broderie en l’emmenant ailleurs. Aujourd’hui, on ne met plus de canevas chez soi alors qu’il sera peut-être plus facile d’accrocher une de mes pièces. En fin de compte, les techniques restent exactement les mêmes.
(c) Alban Orsini
AO : Quel est ton parcours ?
FM : Je suis né à Bobigny, j’ai grandi là-bas. J’ai fait tout mon cursus scolaire là-bas aussi. Les activités manuelles ont tout de suite étaient très présentes pour moi : je n’étais pas spécialement un élève brillant, mais c’est dans ces matières que j’obtenais mes meilleures notes. J’ai ensuite intégré un lycée professionnel d’arts graphiques puis rejoint une fac d’art et d’image à Paris VIII, mais pour être honnête, je ne m’y suis inscrit que pour éviter le service militaire. Malgré mon parcours, je n’ai jamais rejoint d’agence de pub comme on pouvait l’attendre de quelqu’un comme moi : ça ne me bottait pas du tout.
AO : Comment en es-tu venu à la broderie ?
FM : Je faisais déjà de la peinture, de la sculpture, etc. Après un coming out qui s’était plus ou moins bien passé (famille traditionnelle, catholique, portugaise, ce genre de choses…) j’ai quitté le domicile de mes parents. J’habitais alors dans un studio et forcément au bout d’un moment, il m’a fallu adapter mes supports de création à l’espace dans lequel je vivais. À partir de là _ j’étais en fin de DEUG_ j’ai décidé de faire le point. Prendre du recul. Je suis alors parti quelque temps au Portugal avec indirectement l’envie de voir ce qui s’y passait, comprendre les traditions qui faisaient qui j’étais. « Où j’en suis ? Qui suis-je ? ». Dans un sens, le fil a toujours était présent dans ma vie : je travaillais souvent les bandes plâtrées dans une réflexion sur le volume et déjà les fils qui tenaient les pièces avaient une certaine importance. Alors quand j’ai renoué avec cette tradition familiale, cette culture qui a toujours été très présente autour de moi, je n’étais pas vraiment dépaysé. Je viens du nord du Portugal : la broderie y est vraiment omniprésente. Le fil est naturellement devenu une évidence. Ensuite il y a eu la question : et maintenant, qu’est-ce que j’en fais ? Du point de croix ? De très jolis motifs floraux ? Des scènes de chasse ? J’ai travaillé de manière très personnelle quelque temps sur des projets qui n’étaient finalement pas très aboutis. Je ne montrais que très peu ce que je faisais. Je ne me donnais pas vraiment d’objectif. À mesure des rencontres et en acceptant le regard des autres, j’ai commencé à comprendre ce que je voulais faire.
(c) FullMano
AO : Comment s’est déroulée ta première expo ?
FM : Ma première expo date de 2006. Il s’agissait d’un projet intitulé « Sex Pose. » Elle s’est tenue à l’IDN Sauna, un sauna gay parisien. J’avais été contacté via mon Myspace. À l’époque, mes œuvres étaient très trash, explicites, très tournées vers la scène pornographique gay. Avec le recul j’ai l’impression que ça se tasse, que j’ai moins besoin d’aller chercher ce côté provocant ou décalé. Ou peut-être pas…
AO : Quelle a été la suite pour toi ?
FM : La reconnaissance est venue super vite en fait. J’ai rencontré un petit succès notamment au niveau de la presse gratuite gay de l’époque et petit à petit j’ai fait mon chemin. J’ai accepté de rencontrer du monde, de visiter des lieux… On a commencé à me faire des propositions, et j’ai pu faire mes propres choix.
AO : Pourquoi avoir choisi de représenter la sexualité gay ?
FM : La représentation gay était une évidence, car elle faisait partie de ma vie. De par mon histoire personnelle en premier lieu : si le corps masculin a d’abord été tabou pour moi, je me suis mis à le rechercher, et cela dans une forme d’interdit. Je suis arrivé très vite à cette évidence qui concernait la personne que j’étais : « voilà ce que je suis, voilà ce que j’aime. » Ce cheminement nourrit mon travail. Il lui est indissociable. S’il y a bien une seule chose de conceptuelle dans mon approche, c’est bien celle-ci : utiliser la technique d’un art considéré désuet pour l’amener à exprimer quelque chose de paradoxalement très moderne, voire provocateur comme la représentation de l’acte homosexuel. Allier cette technique qui n’est pas faite pour représenter ça et inversement représenter une image qui ne serait pas liée à cette technique.
(c) FullMano
AO : Ton travail est-il militant ?
FM : Je ne cherche pas à faire passer un message ou revendiquer quoi que ce soit. Je ne dénonce rien. Bien sûr que de nombreuses choses me mettent hors de moi. À l’heure actuelle notamment, avec ces débats sur le mariage gay, le droit d’adopter… après tout ce qu’on peut entendre, il y a de quoi vraiment se mettre en colère. Après, la notion de militantisme transparait forcément dans mon travail, mais la réflexion se fait de manière indirecte. J’admire le militantisme des Femen ou bien celui de certains de mes amis, mais il n’est clairement pas au centre de mon travail. Ce n’est pas ma démarche. Après ça reste de l’art « gay », un art « sexué » et forcément, il soulève de nombreuses questions : je parle de ce que je connais, de ce que je vois. C’est plus lié à l’identité. Je peux être exposé dans des sex-clubs gays autant que dans des galeries d’art contemporain. J’aime ce mélange justement : c’est le même travail, les mêmes notions. Il n’y a pas de différences et je n’en fais aucune.
AO : Il y a beaucoup d’humour dans ton travail…
FM : Oui. De la légèreté aussi. Les travaux des artistes qui me plaisent sont souvent des travaux qui m’amusent. Il faut que ça me fasse rire. Peut-être que ça ne fait rire que moi d’ailleurs…
(c) FullMano
AO : Justement, quels sont les artistes qui t’influencent ?
FM : Je suis entré dans l’art, de par ma formation, par le Pop Art. Ce n’est qu’après que j’ai étudié autre chose. Comme les œuvres religieuses par exemple : d’abord dans leur représentation puis dans leur technique même. Mon travail n’est d’ailleurs pas si loin de ces représentations, ces icônes. Mes portraits notamment, dans la composition, le côté sculptural des corps… Il y a deux ans j’ai travaillé autour de la figure de Pasolini et donc forcément la question pieuse s’est imposée. De manière plus large, ma réflexion s’articule autour de trois notions que j’estime centrales : la bouffe, la religion et la famille. C’est une forme d’inspiration aussi. Au niveau du travail du fil, Ghada Amer m’a beaucoup inspiré. Ultra connue ultra exposée, elle compose sur des toiles des représentations de femmes nues. Les fils qui tombent de ses œuvres finissent par former une toile abstraite, c’est très intéressant. Et étrangement, la représentation des corps féminins pose moins de problèmes…
AO : Peux-tu nous parler de ton dernier projet, « Strike a Pose » ?
FM : Le projet « Strike a Pose » est venu très justement parce que mes travaux suscitaient quelque chose d’hyper identitaire. Je me suis mis à côtoyer pour la première fois des garçons devenus filles ou bien des filles devenues garçons, des trans, et au-delà du simple « truc » physique, je me suis mis à m’attarder sur cette question d’identité avec une réflexion plus personnelle : « et mon identité à moi, elle vient de quoi ? », questionnement qui a abouti à « Strike a Pose » ainsi qu’à un travail parallèle intitulé « Mes 14 Ans. » Plus spécifiquement, « Strike a Pose » évoque le mouvement identitaire du Voguing que l’on réduit parfois trop souvent au seul titre « Vogue » de Madonna, alors qu’il est bien plus complexe. Il évoque les notions de travestissement, le fait d’affirmer qui on est par la pose outrancière notamment. Des poses de stars. J’ai accumulé beaucoup d’images pour ce projet, des images de mode notamment, ainsi que beaucoup de musique. C’était important.
Le projet est également nait d’une envie de me donner du temps _un an_ sur un projet qui serait propre à moi. Un projet très personnel. Je voulais aussi savoir si j’étais capable de réaliser toute une série de pièces. Sur l’expo, il y a 26 portraits assez grands : techniquement, ça devient très compliqué. C’est de plus un projet très complet : c’est moi qui vais chercher les modèles, c’est moi qui les photographie. Il n’y a pas de commande, je gère l’espace, je gère les images, je gère tout de A à Z. Je construis mes expos comme des expériences, ce ne sont pas simplement des œuvres accrochées à un clou : tout communique.
(c) FullMano (Strike a Pose)
AO : Quels sont tes projets ?
FM : On verra… je suis bien tenté de revenir à quelque chose de plus trash, comme au début. À moins que je ne change d’avis. Je suis plutôt quelqu’un de speed et d’impatient. C’est d’ailleurs pour ça que je ne vais jamais au cinéma, car on m’impose alors de rester assis durant des plombes. Je suis à l’opposé de ce que pourrait nécessiter la couture en termes de concentration. C’est pour ça aussi que j’ai besoin de me discipliner. Je m’impose des règles, je me lève à certaines heures pour pouvoir travailler. Et même quand je travaille, j’ai toujours besoin d’animation : je brode avec des amis à côté, ou bien avec de la musique. Je brode dans le train aussi. Je n’ai pas besoin de recueillement même si d’une certaine façon, la broderie me pose. Alors un projet trash, oui, pourquoi pas.
AO : Qu’as-tu envie de dire pour terminer cet entretien ?
(entretien réalisé le 03 décembre 2012)
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