Enfers et fantômes d’Asie. Tant de vertige provoqué par ce ce seul titre ! Pêle-mêle, nous reviennent à l’esprit les spectres de Lafcadio Hearn et de Masaki Kobayashi, la chevelure quelque peu envahissante de Sadako dans Ring, les femmes tentaculaires ou fumeuses d’Hokusai, ou encore les merveilleux yokaï de Shigeru Mizuki tels qu’on peut les débusquer dans Non Hon Ba ou la série des Kitaro le repoussant… Que le promeneur aguerri se rassure, il retrouvera tous ses amours dans l’expo, et plus encore. Quant à celui qui arrivera vierge de toute connaissance, ses yeux s’écarquilleront devant tant de terrifiante beauté. Plus qu’une exposition, Enfers et fantômes d’Asie ressemble à un fantasme réalisé, un rêve incarné. Ce songe pousse vers une déambulation fabuleuse à travers pays et expressions artistiques, de l’art religieux au cinéma d’épouvante, en passant par le manga, le théâtre la chorégraphie et autres créations contemporaines.
Dès le Xe siècle, c’est l’art bouddhique chinois qui illustra le jugement des âmes aux enfers, avant d’apparaître dans les rouleaux japonais plus de deux siècles plus tard. Très rapidement le fantôme va s’éloigner de la dimension purement religieuse et morale pour envahir la culture populaire, orale, écrite, picturale. Enfers et fantômes d’Asie se donne donc pour défi de montrer toute l’étendue de cet univers à travers une multitude d’objets présentés : peintures, sculptures, manga et autres illustrations (Shigeru Mizuki, Suehiro Maruo, Daisuke Ichiba), sans oublier un petit espace consacré aux jeux vidéo. Et dans chaque pièce, tel un témoin perpétuel, des extraits de films illustrant le thème, choisis méticuleusement par Stéphane du Mesnildot, conseiller scientifique pour le cinéma.
Les textes expliquent clairement les subtilités des mythologies spectrales et démoniaques, qu’il s’agisse des âmes revenant de l’au-delà pour se venger, du bestiaire fantastique, ou des représentations infernales. On apprend notamment que la classification monstrueuse obéit aux six voies de réincarnation associées aux étages du monde : dieux et êtres célestes (paradis), humains, animaux (terre), démons, fantômes affamés, et damnés (enfers). A nous de passer de cercle en cercle, d’une salle rougeoyante à une autre ténébreuse.
Si indéniablement l’exposition fait la part belle au Japon, on naviguera également en Chine et en Thaïlande, entre ses têtes volantes redoutables et ses monstres démiurgiques. Pour pénétrer l’un de ses enfers cinématographiques, entrons directement par la gueule du monstre vers une salle orangée comme le feu où passe en boucle un extrait de Hell (2005) de Tanit Jitnukul ; Sathit Praditsarn et Teekayu Thamnitayakul, avec ses suppliciés embrochés ! Les extraits de films de Hong Kong (Histoire de fantômes chinois de Ching Siu Tung, Mr Vampire de Ricky Lau, Heaven and Hell un Chang Cheh, ou encore Xie de Kuei Chih-hung, version sexy du sketch Hoïchi-sans-oreilles de Kobayashi) viennent quant à eux rappeler combien ces œuvres pleines de folie, furent aussi le seul témoin cinématographique du fantastique chinois, libérées de toute contraintes et faisant preuve d’une inventivité constante.
Dans la partie consacrée à la J-Horror, pas d’extraits vulgairement placés pour des spectateurs passifs : on parcourt un couloir où les néons dysfonctionnent et l’éclairage est d’un gris-vert blafard, effleuré par les fantômes de Kaïro, Ring ou Ju-On. Sont projetés également dans un autre recoin des extraits de T-Horror, dont une terrible histoire de vengeance de fantôme de femme enceinte, grand-guignolesque et gore à souhait.
Evidemment d’un pays à l’autre, l’imaginaire varie considérablement. Ainsi, dans la section Thaïlande, avec ses figures de cires horrifiques, la visite s’apparente plus à celle d’un réjouissant musée des horreurs.
Le parcours est exhaustif, mais plus encore, toute la singularité de l’exposition tient à sa force immersive de son parti pris scénographique. Il ne s’agit pas seulement de regarder, d’observer et d’être ébloui par les œuvres, mais de les vivre, de les ressentir. Nous sommes dans la peau de personnages de nouvelles de Hearn, voyageurs égarés cherchant à nous perdre un peu plus dans ce somptueux labyrinthe. Des éclairages à lanterne en papier au pied des rouleaux à la lumière tamisée des salles dans lesquelles éclatent les formes, tout concourt à entremêler contemplation et frisson délicieux. Jamais gadgets, les hologrammes 3D constituent un élément poétique supplémentaire hypnotique, une attraction ludique ainsi qu’un autre mode d’expression artistique.
Les nappes de brouillard ou un mur de roseau se posent devant les vitrines. Les organisateurs ont également fait appel à la chorégraphe Yoko Higashi qui apparaît régulièrement, en projection où ombre chinoise, ou glissant sa main blanche sur le mur noir pour nous faire frissonner.
L’illustration sonore n’a pas été négligée, proposant des bruissements, les sifflements du vent. Un peu plus loin, notre regard arrêté sur de mystérieuses poupées est troublé par des chuchotements d’enfants. Enfers et fantômes d’Asie ne se contente pas d’illustrer son thème : il en épouse les formes et l’esprit, à la fois instructif et féerique comme la plus belle des maisons hantées, le plus beau des trains fantômes. Et l’exposition grand public, divertissante et érudite de devenir œuvre d’Art à son tour, fascinante errance au pays des spectres et des monstres.
Enfers et fantômes d’Asie
Musée du Quai Branly
Jacques Chirac
Jusqu’au 15/07/2018
Pour compléter le voyage, d’autres manifestations comme autant d’autres tentations :
Une soirée entre libre « Before » avec des tas de surprises en direct, un Week End cinéma et spectacle vivants le 23 et 24 juin, une présentation du livre Yokaï : fantastique art japonais de Brigitte Koyama-Richard par le commissaire de l’exposition Julien Rousseau, et une rencontre autour du A l’intérieur des Yokaï de Mizuki (éditions Cornélius), le 15 avril. Et enfin cerise sur le gâteau, Stéphane Du Mesnildot nous a choisi quelques merveilles pour un cycle de cinéma « Fantômes d’amour et de terreur, vision d’un cinéma hanté » se tiendra du 7 avril 2018 au dimanche 22 avril 2018
Plus d’informations sur www.quaibranly.fr
(Crédit photos : © Olivier Rossignot)
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