Là encore, un texte d’une simplicité poétique déroule cette intrigue complexe et lui confère une accessibilité déroutante par rapport à la richesse du propos. Le procédé se répète dans une scénographie astucieuse : une table en bois à trappe et rallonges se fait tour à tour table de banquet, lit d’hôpital, table d’opération, table d’accouchement, autel du sacrifice. C’est encore autour de cette table qui semble avoir traversé les âges et détenir la mémoire de cette famille, que Loup va recueillir le témoignage des vivants jusqu’à la suppression des rallonges, symbolisant le deuil du passé. De même, un tissu blanc se fera drap, lange et linceul. Autour de ces objets omniprésents et plantés sur une bâche tachée de sang qui recouvre la scène, ce sont la vie et la mort qui se jouent en continu, dans la coexistence scénique des personnages des morts et des vivants. Des cintres au plateau, des cordages sont tendus et filent la toile des liens sanguins mis à jour, se reflétant au sol dans des figures triangulaires rappelant la géométrie familiale d' »Incendies ».
Naviguant depuis « Littoral » et « Incendies » entre le poids des générations, la répétition des schémas et le droit à un nouveau départ, Wajdi Mouawad interroge avec « Forêts » l »inexorabilité. Odette, l’ancêtre de Loup, et sa famille vivent dans un zoo, où l’état sauvage domine dans leurs interactions, d’ailleurs « il y a des animaux qui acceptent de se faire dévorer par leurs parents ». Coupés du reste du monde, leur isolement devait pourtant mettre le bonheur à leur portée, en vain. L’idée de rupture avec le sort traverse la pièce : « l’improbabilité de notre amour nous sauvera de la colère déterminée des dieux », mais ne permet pas d’éviter le drame, comme s’il était inhérent à tout être. Ce fatalisme est d’ailleurs aussi évident pour Loup qu’il l’était pour Wilfrid dans Littoral : « ça fait du bien de temps en temps de faire comme si on pouvait nous répondre », adresse-t-elle au ciel. Néanmoins, l’énergie révoltée du personnage est porteuse d’espoir, contrepoids de taille dans le tableau final (en écho à l’introduction de « Littoral ») où tous les morts sont étendus en ligne et peu à peu recouverts de feuilles mortes. « Je comprends », déclare le paléontologue… Eprouvant, savant mais limpide : brillant !
(c) Jean-Louis Fernandez
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