"Fragmente", m.e.s. Sofia Jupither, Odéon, Théâtre de l'Europe

Un homme qui trompe sa femme mourante, un adolescent violent, une jeune fille perdant la raison à la suite des attouchements de son père, une mère de famille au chômage, un fils fou, un chauffeur de taxi philosophe, un meurtrier, une mère qui égare ses enfants… : bienvenue dans l’univers sordide et désespéré de Lars Norén.
 

 
En fragmentant sa ligne narrative de bout en bout, l’auteur et metteur en scène suédois Lars Norén tisse un canevas déroutant et complexe duquel transparaît une certaine forme de poésie. Tournant autour de la thématique de la filiation et de la relation « parents/enfants », Fragmente propose de suivre le destin d’une dizaine de personnages interprétés par une troupe de comédiens remarquables.
 
Imergé, le spectateur suit en effet dans Fragmente le destin morcelé de « héros » arrachés à la vie par les évènements, depuis un hôpital psychiatrique jusqu’à l’immeuble dans lequel ils habitent.

 


(c) Patrik Gunnar Helin
 
Sur scène, un grand bordel, métaphore visuelle de la psyché sans cesse déconstruite des personnages qui y évoluent.
 
« La scène est recouverte d’un amoncellement de textiles : vestes et pantalons de jogging, vêtements, oreillers, linge de maison, sacs, un fauteuil en cuir usé, d’un lit avec matelas qui n’est pas recouvert. Le décor de Erlend Birkelands reproduit les lieux de la pièce – une salle d’hôpital, un immeuble, un taxi – mais dans une atmosphère d’abri de nuit, de pauvreté économique, sociale et existentielle.» Sofia Jupither, à propos de Fragmente (Teater, publié le 27 octobre 2012).
 
Chacune des histoires sonne alors comme un appel à l’aide, à l’image de cette jeune fille déboussolée qui trouve refuge dans la voiture d’un chauffeur de taxi qui l’écoute à peine. Les personnages se croisent sans se comprendre, se contournent constamment sans vraiment jamais se trouver. Par ce procédé, Lars Norén, toujours aussi pessimiste, dresse le portrait d’une société malade, enkystée, et insiste sur ce qu’il y a de plus sordide dans la nature humaine. Sans espoir, cette humanité erre dans un dépotoir malsain et dans lequel ne réside aucune lumière, aucune échappatoire.
 

(c) Patrik Gunnar Helin
 
Par une mise en scène sobre constamment soulignée par une bande-son en forme de drone, la metteure en scène Sofia Jupither utilise la dénonciation sociale de Norén pour dessiner des personnages tous plus attachants et dérangeants les uns que les autres, et cela avec une sensibilité pertinente.

 

"HENRY
Tu ne peux pas payer ?
LA SOEUR
Je n’ai pas d’argent…
HENRY
Et donc ?
LA SOEUR
Ils sont probablement au bureau des pensions.
HENRY
Tu étais où alors… avant de monter dans la voiture.
LA SOEUR
Je… J’étais en… en enfer.
HENRY
En enfer ?
LA SOEUR
C’est probablement comme ça que ça s’appelle.
HENRY
OK. Là-bas.
LA SOEUR
Oui, j’étais là-bas.
HENRY
Oui, bon, ça c’est partout.
LA SOEUR
Non, dans le mien.
HENRY
Et moi je suis dans le mien.
LA SOEUR
Peut-être qu’il est difficile à trouver.
HENRY
Peut-être que c’est le même.
LA SOEUR
Pourquoi ?
HENRY
Le même enfer.
LA SOEUR
Non… Je ne t’ai jamais vu avant.
HENRY
Non, mais… il est grand.
LA SOEUR
Oui… Il est si grand."
Lars Norén, Fragmente.

 

Sombre, parfois complexe du fait du nombre de personnages et que les comédiens endossent plusieurs rôles à la fois, Fragmente ne laisse que peu d’espoir. Certains se sentiront agressés par ce cynisme malsain jusqu’au-boutiste et n’adhéreront pas à son propos ni à cette peinture d’une vie citadine au bord de l’implosion (rappelons que Fragmente a été écrit dans le cadre du projet européen Villes en Scène / Cities on stage pour le Folkteatern de Göteborg).
 

(c) Patrik Gunnar Helin
 
Il n’en reste pas moins que Fragmente est une œuvre intransigeante et brillante qui confirme, pour peu qu’on soit sensible au désespoir de son auteur, le talent de Lars Norén.

A découvrir jusqu’au 27 avril à l’Odéon, Théâtre de l’Europe.

mise en scène Sofia Jupither
décors et costumes Erlend Birkeland
lumières Linus Fellbom
son Hobi Jarne
maquillage Lars Carlsson
production Folkteatern – Göteborg, Théâtre National – Bruxelles
en collaboration avec Odéon-Théâtre de l’Europe, Teatro de La Abadia – Madrid
Avec le soutien du Programme Culture de l’Union européenne

avec :

Anna Ackzell
Tobias Aspelin
Adam Dahlgren
Magdalena Eshaya
Karin de Frumerie
Anders Granell
Elisabeth Göransson
Sergej Merkusjev
Åsa Persson
Jonas Sjöqvist
Ulla Svedin

 

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A propos de Alban Orsini

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