« Cieux, tendez-vous de noir,
Jours, fais place à la nuit »,
Richard III, William Shakespeare.
En quelques mois seulement, le jeune comédien et metteur en scène Thomas Jolly (33 ans) est devenu une sorte de Xavier Dolan (26 ans) du théâtre (plus de 2 600 ans), se taillant une fort belle réputation de « jeune prodige » des planches, raflant au passage le Molière du metteur en scène d’un spectacle de théâtre public. On ne compte plus les superlatifs concernant son travail sur Heny VI : « colossal », « prodigieux », « monstrueux »… tant et si bien que Thomas Jolly cristallise à lui seul ce que la critique, par les nombreuses étiquettes qu’elle aime coller, a parfois d’irritante. Qu’en est-il donc vraiment de cet Henry VI, fresque impressionnante de dix-huit heures dont tout le monde parle depuis Avignon dernier ?
Et bien Henry VI se révèle… colossal, prodigieux et monstrueux.
Tout simplement.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : là où le réalisateur québécois aux cheveux foufous dispense avec une prétention sans borne, un art tout à son nombril consacré, le metteur en scène français aux cheveux foufous (aussi) distille quant à lui une générosité ainsi qu’une modestie incroyable et, autant l’avouer, cela fait un bien fou(fou).
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Henry VI, ce colosse
Henry VI, première trilogie historique de William Shakespeare, réunit pas moins de 150 personnages qui, au travers des 10 000 vers qu’ils clament ensemble dans une langue maîtrisée, vont tenter de faire revivre sur scène les cinquante années de règne du roi anglais et duc de Cornouailles, Henry VI d’Angleterre (1422-1471). Le spectacle en lui-même est ainsi un colosse de plus de quinze heures – dix-huit en comptant les entractes – retraçant le destin hors du commun du bon roi ainsi que le déroulement de la Guerre des Deux-Roses opposant les maisons York et Lancaster et cela en Angleterre, en Irlande ou bien encore en France.
«LA RHAPSODE_ Mesdames, messieurs, très chers spectateurs, Henry VI est une œuvre composée de trois parties, quinze actes, et pas moins de quatre-vingts scènes et vous venez d’assister aux deux premières scènes du premier acte de la première partie. Trente-cinq minutes ! Il reste donc quatorze heures vingt-cinq de représentation… », Henry VI, Thomas Jolly (Texte publié à L’Avant-Scène Théâtre).
Drames, perfidies, complots et autres stratégies, Henry VI témoigne, sur la longueur, de l’immense savoir-faire du dramaturge anglais. Usant de rebondissements, de changements de rythme incessants, de registres de langue divers (du paysan au noble) et de tonalités variées (de la farce à l’élégie), Shakespeare s’amuse sur cette durée unique, à secouer son spectateur sans jamais le lasser pour autant. En ce sens, les séries à succès du moment lui doivent beaucoup (ainsi qu’aux tragédies grecques) et prouvent une nouvelle fois qu’elles n’ont rien vraiment inventé depuis.
Il n’est d’ailleurs pas anodin si cet Henry VI est souvent comparé à l’épique série américaine Game of Thrones tant les thématiques et traitements y sont identiques (violence, décapitations, personnages duaux, cruauté sexuelle, mystères ésotériques et fantastiques…). Ce spectacle se révèle à ce titre une belle porte d’entrée théâtrale pour les habitués de Westeros et les autres amateurs de cliffangers d’anthologie (fins ouvertes visant à créer un fort suspens).
« L’auteur et les scénaristes [de Game of Thrones] le reconnaissent volontiers, et même ils l’affichent : chez Shakespeare, c’est York contre Lancaster, dans la série, c’est Stark contre Lannister… Mais il ne faut pas inverser le rapport. Beaucoup de gens ont fait le lien entre Henry VI et les séries, mais l’ont fait à l’envers. On a souvent dit que j’ai monté les trois Henry comme une série. Je ne suis pas d’accord. Ce sont les séries qui reproduisent les schémas narratifs qu’on trouve chez Shakespeare. J’ai placé les entractes aux moments prévus par le dramaturge. Bien sûr, je suis d’une génération où la conduite du récit, le sens du rythme, la façon de poser une attente à la fin d’un acte pour maintenir la tension pendant l’entracte, ont certainement été façonnés par l’écriture sérielle. Mais cette écriture, Shakespeare la pratiquait déjà, et ce sont les scénaristes anglo-saxons qui se sont mis à son école, ce n’est pas moi qui me suis mis à la leur ! », Thomas Jolly à propos de Henry VI, Propos recueillis par Valérie Six et Daniel Loayza (Paris, 23 février 2015).
Mais plus que ce savoir-faire dramaturgique incomparable, c’est une nouvelle fois à la réaffirmation d’un auteur plus que jamais contemporain à laquelle le spectateur assiste tant les thématiques abordées par Shakespeare dans son œuvre retentissent encore aujourd’hui de façon tonitruante. De la précision des bassesses politiques telles que décrites en passant par l’importance de la place des femmes dans la société ou bien encore l’hérésie de ces guerres qui voient bien trop souvent les pères tuer leurs fils, les thématiques évoquées ne sont que très rarement datées.
« (Le Père s’avance, portant le corps de son fils).
LE PÈRE_ Toi qui m’a opposé une résistance si farouche
Donne-moi ton or, si tu as de l’or,
Car je l’ai acheté au prix de cent coups.
Mais voyons un peu : est-ce là le visage de notre ennemi ?
Ah ! non, non, non ! C’est mon fils unique !
Ah ! mon enfant, s’il te reste encore un peu de vie,
Ouvre les yeux ! Vois, vois quelles ondées se lèvent,
Déchainées par les orages violents de mon cœur,
Pour arroser tes blessures qui me crèvent les yeux et le cœur !
Ô Dieu, aie pitié de ces malheureux temps !
Que de forfaits, ô combien cruels, sanguinaires,
Criminels, séditieux et monstrueux,
Cette fatale querelle engendre chaque jour !
Ô mon enfant ! Ton père t’a donné trop tôt le jour
Et voilà qu’il t’a trop vite ôté la vie », Henry VI, William Shakespeare (Texte publié à L’Avant-Scène Théâtre, traduction Line Cottegnies).
Enfin, Henry VI est l’occasion pour le spectateur avisé de voir se dessiner quelques-uns des personnages emblématiques des grandes tragédies à venir. En effet, comment ne pas déceler en la Duchesse Éléonore les prémisses de la perfide Lady Macbeth ?
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Henry VI, ce prodige
Scéniquement, Thomas Jolly convoque le théâtre de tréteaux pour construire avec ingéniosité un spectacle moderne et rock aux dimensions de géant. Usant des mêmes procédés de saltimbanques chers au théâtre d’Ariane Mnouchkine, les comédiens se font techniciens, déplaçant ici ou là les décors, allants même jusqu’à confectionner eux-mêmes leurs costumes et faire le ménage.
«LA RHAPSODE_ Vous constaterez que durant la soirée, nous autres, comédiens, en plus d’être poignants, aidés des techniciens qui sont tapis dans l’ombre, nous serons condamnés à manœuvrer des charges, des décors, accrocher, décrocher tentures et colonnes, et comme vous le verrez, ces tâches sont fréquentes et les charges sont lourdes ! Joyeuse et collective notre épique entreprise est faite d’artisanat, pour preuve, les acteurs ont même été sommés de faire eux-mêmes certains de leurs costumes et… ça se voit ! », Henry VI, Thomas Jolly.
Tout à la fois riche bric à brac et joyeuse entreprise, la scénographie d’Henry VI n’en est pas moins grandiose, explosant même littéralement sur certaines scènes mémorables (les couronnements d’Henry VI et Marguerite d’Anjou, les nombreuses scènes de bataille, la mort de Jeanne d’Arc sur le bûcher…) qui voient l’espace prendre des dimensions gigantesques et impressionnantes.
Abondant d’idées scéniques originales, les dix-huit heures que dure le spectacle passent contre toute attente très facilement, les tableaux étant assez variés pour toujours en mettre plein les yeux sans presque jamais se répéter. Peut-être pourrions-nous regretter la scénographie des batailles qui, à grand renfort de stroboscopes, de musiques retentissantes et de hurlements, se révèlent redondantes dans leur forme. De même la Nuit de la Saint-Albans, toute en tunnels de lumière, s’étire un peu trop, mais passons… car maîtrisé de bout en bout, le spectacle ravit, Thomas Jolly y faisant preuve d’une belle impétuosité gamine et très premier degré, expurgeant par là même toutes prétentions.
Chez Jolly, les épées font en effet place à des rubans de GRS, les chevaux à des chaises en paille, les chevaliers s’écriant « tagada » comme s’ils étaient toujours enfants. Et si la musique est parfois pompeuse et orchestrée de manière à en mettre plein les oreilles, on retrouve avec plaisir quelques références aux modernes Sigur Ros et autre Vitalic, quand ce n’est pas le Perfect Day de Lou Reed tel que chanté par la chorale féminine Scala qui se met à résonner au beau milieu de tout.
Palme du clin d’œil, l’apparition irrésistible du fantôme du père d’Hamlet, perdu dans une pièce qui n’est pas la sienne.
Si la scénographie est originale et précise, la direction d’acteur n’est pas en reste tant les comédiens de la compagnie La Picola Familia incarnent les différents personnages avec une facilité déconcertante et cela sans aucune redite. Rendue face public (une des comédiennes arborera à ce propos une pancarte « A bas le face public » des plus ironiques), leur interprétation rappelle forcément le théâtre de Nordey dans cette façon qu’elle a de tordre l’intention vers l’auditoire (rappelons à ce propos que Thomas Jolly fut l’élève de Stanislas Nordey).
Du côté des comédiens, citons l’excellent Johann Abiola en Duc de Bourgogne (« Ouais » !), le très constant Thomas Germaine (dont nous avions déjà beaucoup aimé la performance dans « Une Minute Encore » d’après les écrits déchirants de Charlotte Delbo) en Henry VI, ou bien encore le truculent Bruno Bayeux, irrésistible en Cardinal Winchester maniéré.
La palme de l’interprétation revient sans aucun doute à Manon Thorel, parfaite en Rhapsode, personnage inédit créé pour l’occasion (le texte a d’ailleurs été écrit par la comédienne). Ponctuant les dix-huit heures du spectacle de ses apparitions très élisabéthaines, la comédienne cabotine accompagne avec beaucoup de charisme et d’humour le spectateur, l’invitant à quitter la salle durant les entractes ou bien encore à excuser les intentions du metteur en scène. Ce faisait, Tomas Jolly insiste avec beaucoup de modestie et de recul sur cette communion hors norme qu’il instaure très naturellement entre comédiens et spectateurs, créant ainsi un pont bienvenu au beau milieu de ce que cristallise cette représentation-fleuve en terme de performance.
« LA RHAPSODE_ Vous qui êtes restés, savez-vous que quinze heures viennent de s’écouler ? Pour être toujours là, il faut être toqué ! Mais quelle folie que celle par laquelle vous êtes habités. Et si l’on y regarde, cette menue déraison semblerait nous faire comme un lien de parenté », Henry VI, Thomas Jolly.
Notons que dans cette communion, Thomas Jolly n’a de cesse d’intégrer les petites mains qui font le théâtre depuis les coulisses, qu’il s’agisse des techniciens ou bien encore du personnel des théâtres. Il les fera même saluer à l’issue des représentations, mélangés qu’ils seront et cela sans distinction, au beau milieu des comédiens.
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Henry VI, ce monstre
Henry VI, c’est aussi et enfin le prologue d’un autre spectacle incontournable de William Shakespeare : Richard III. À ce titre, c’est Thomas Jolly lui-même qui en incarne la première évocation sous les traits de l’inquiétant Richard, Duc de Gloucester, dans ce Henry VI. Véritable faune démoniaque et difforme, l’ombre dérangeante du futur roi plane sur la dernière partie de la trilogie, préfigurant ainsi le prochain spectacle de Thomas Jolly (et annoncé pour la saison 2015-2016).
Souhaitera-t-il pour autant rejouer l’ensemble en adaptant la quadrilogie shakespearienne en entier ? Rien n’est moins sûr… mais on se prend à rêver d’une pièce de 24 heures réunissant Henry VI et Richard III pour le meilleur et bien évidemment, le pire, Richard n’ayant rien en commun avec le bon roi Henry VI…
Pour finir, il y a un détail anecdotique très amusant qui cristallise cette façon qu’a le théâtre d’avancer inexorablement au grès des metteurs en scène qui en marque l’histoire au fil des saisons. Il s’incarne ici dans la lumière même : si Olivier Py imposa sa patte scénographique par son utilisation originale des néons, c’est par l’usage de la LED que Thomas Jolly trouve son identité visuelle, soulignant que si la modernité est souvent technique, cette dernière a plus que jamais toute sa place sur scène.
Monté en 2012 dans une première version de huit heures mais que depuis moins d’un an dans sa forme actuelle, Henry VI est LE spectacle incontournable de cette saison théâtrale 2014-2015 qui s’achève.
Et lorsque le « R III » apparaît à la FIN et que le difforme Richard prend possession de tout avec derrière lui tout ceux qui l’ont incarné sur scène, le spectateur, les poils dressés, se met à repenser au théâtre, à l’art de manière générale, et c’est féroce à quel point ça submerge tout encore une fois. Et à quel point aussi ce n’est pas prêt de s’arrêter.
Colossal, prodigieux et monstrueux on vous dit.
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A voir jusqu’au 17 mai 2015 au Théâtre de l’Odéon et le 20 juin 2015 au CDN de Haute Normandie.
traduction Line Cottegnies
Mise en scène et scénographie Thomas Jolly
Assistant à la mise en scène Alexandre Dain
collaboration dramaturgique Julie Lerat-Gersant
création lumière Léry Chédemail, Antoine Travert, Thomas Jolly
musique originale/création son Clément Mirguet
Textes de la Rhapsode Manon Thorel
création costumes Sylvette Dequest, Marie Bramsen
parure animale de Richard Gloucester Sylvain Wavrant
production La Piccola Familia
coproduction Le Trident – Scène nationale de Cherbourg-Octeville. Les Gémeaux – Scène nationale – Sceaux. Comédie de Béthune – Centre Dramatique National Nord-Pas-de-Calais. Théâtre de l’Archipel – Scène nationale de Perpignan. Le Bateau Feu – Scène nationale de Dunkerque. Scène nationale Évreux Louviers. TNT – Théâtre National de Toulouse Midi-Pyrénées. TAP – Théâtre Auditorium de Poitiers. Quai des Arts – Argentan, dans le cadre des Relais Culturels Régionaux. Théâtre d’Arras – Scène conventionnée musique et théâtre. Centre Dramatique National de Haute-Normandie.
Avec le soutien du Ministère de la Culture et de la Communication, de l’ONDA/Office National de Diffusion Artistique et de l’ODIA Normandie/Office de Diffusion et d’Information Artistique de Normandie.
La Piccola Familia est conventionnée par la DRAC Haute-Normandie, la Région Haute-Normandie, la ville de Rouen et est soutenue par le Département de Seine Maritime.
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