« Intermission », Fabien Bruno Dupont – galerie Grand Angle, Clermont-Fd (jusqu’au 30/08)

« La taille détermine un objet, mais l’échelle détermine l’art. » – Robert Smithson

 

 

 

La galerie Grand Angle est une galerie d’art dédiée à la photographie contemporaine. Toute jeune galerie pourrait-on dire puisqu’elle soufflera en septembre prochain sa première bougie. Située en proche périphérie de Clermont-Ferrand, dans le complexe commercial de La Rotonde (Boisvallon-Ceyrat), elle est tenue par Anne Eléonore Gagnon. La politique artistique de la galerie est ambitieuse. Présenter des photographes, régionaux ou nationaux, au parcours déjà affirmé, ainsi que de jeunes talents, et ce suivant un calendrier millimétré. A chaque mois, son exposition. Sa sélection est sensible et exigeante, pointue et diversifiée, sophistiquée et authentique. La mise en valeur de l’Oeil et le confort du regard priment, comme en témoigne l’attention maximale portée à l’éclairage, et aux cimaises. L’esprit de la galerie, en quelques mots, pour finir, c’est un accueil, de l’écoute, des échanges, une fidélisation. Grand Angle propose depuis le 24 juin Intermission, quatrième série du jeune photographe Fabien-Bruno Dupont. Cette exposition est l’occasion pour la galeriste d’inaugurer une nouvelle formule. Une première, pour marquer le coup de la pause estivale. Intermission est visible jusqu’au 30 août prochain.

Toute surface en résonance étant appelée à émouvoir

En 2013, Fabien Bruno Dupont commence Organic(s), essai plastique sur l’interaction forme/surface. Plus spécifiquement, une approche ontologique des épidermes. Concept récurrent dans ses séries. Sa photographie est une photographie réaliste qui puise, entre autres, dans la photographie abstraite, minimaliste, et la nouvelle objectivité. Pour cette série, dans la sphère plus ou moins éloignée des influences, on peut noter, pour exemple, Bloosfelt, Renger-Patzsch, Weston, White, Cuningham. Organic(s) explore la loi antinomique de l’attraction/répulsion. Questionne l’espace. Sa sémantique. Dans ses limites, ses zones de démarcation, de rencontre et de rupture. Ses contours et ses points d‘appui. Fabien Bruno Dupont provoque confrontations, oppositions, interférences de formes et de matières. Ce travail-là est une constante dans sa recherche photographique. Pour cette série, il construit des sculptures hybrides sur rapprochement de matières, de recherche sur les zones de jonction, et les jeux de formes. Préfiguration à la définition graduée d’une carte sensorielle dédiée à la fragilité. Surgissement du beau dans le fugitif, l’éphémère et le fragmentaire.


– Montevideo, Uruguay –

Ce que met en scène ce jeune photographe, dans Organic(s), ce sont, en apparence, des natures mortes. De fausses inerties aux mouvements suspendus. Des compositions aux scénographies audacieuses, qui mettent en présence, en contact, des modèles et des écorces, selon des dispositifs élaborés, dans lesquels il recourt à la macrophotographie. En face à face, dans des dialogues d’équilibristes. Des rendez-vous, des duos qui révèlent une maîtrise aiguisée des tensions. « Focaliser l’attention sur (la) rencontre, accentuer et dominer les tensions : forcer la rencontre pour qu’elle semble une évidence. » Combinaisons en quête d’une esthétique qui s’appuie sur le brouillage de la perception et les illusions d‘optique. Procédé récurrent là encore. Avec des effets d’anthropomorphisation. Vecteurs parfois d’une perturbation de la reconnaissance des formes, donc d‘une identification retardée. « Il n’est pas de forme authentique qui ne soit en même temps violence opératoire.» C’est cette violence opératoire du cadrage qui justifie le parti-pris de Dupont. Il est dans un entre-deux, dans une approche esthétique qu’il réitère dans la série « Intermission ». Moteur d’intentions graphiques fortes, ainsi qu’il sous-tend un propos phénoménologique, peut-être même métaphysique. Une réflexion sur la réflexion des compositions dans des excentrations. Des décalages renforcés par des montages en dyptique qui la reproduisent, cette réflexion ;  et qui, par la séquentialisation des situations, accentue la nature réflexive du travail. Créateur d’images prégnantes. Prémisse au choc esthétique. Une esthétique mémorielle de leurs coexistences. Des topographies sensorielles, charnelles, qui dérangent les lois de l’animé et de l’inanimé. Des utopies érotiques. Le traitement en noir et blanc, technique idéale pour les contrastes ombre/lumière, supplée à la nature épurée des compositions. A leur minimalisme. Leur confère une intemporalité zen. Chorégraphies d’une poétique de la rencontre excentrique desquelles émane l’expression secrète de la vie, Organic(s) sera présentée dans son intégralité en octobre prochain.

En sens, des architectures obsolescentes

La série Intermission résulte de cinq ans de voyage – dont deux en Amérique latine – dans des pays hispanophones : Espagne, Panama, Argentine, Brésil, Uruguay. La capitale de l‘Uruguay, Montevideo, lui ouvre justement à l’automne 2013 les portes de son festival international de la photographie, Fotograma 3. Le corpus d’Intermission comprend quinze photographies, qui rassemble travail en noir et blanc et en couleur. Quinze photographies de format différent. Des tirages numériques en série limitée. Les plus grands formats sont tirés sur papier canevas, « pour plus de rapprochement avec le format réel, l’échelle réelle […]  L’idée est que le spectateur rentre le plus possible dans ces espaces. » Pour plus de précision, plus d’acuité sur la nature des matières et la singularité de leur relief, de leurs caractéristiques. Le but est de « retranscrire sur un support de toile canevas cette texture qui permet de faire ressentir cette peau. »


– Panama, Panama –

Intermission, c’est de la photographie d’architecture, de l’art industriel. Des photographies de mutations urbaines. Des immeubles en déconstruction ou en réfection, aux façades partiellement dissimulées sous des échafaudages, des filets de protection. Des usines désaffectées en cours de démolition. Des demeures baroques éventrées qui détonnent avec un voisinage en hiatus. Fabien Bruno Dupont lit ces édifices et leurs spécificités résiduelles en résonance avec l‘environnement. Son point de vue « joue des limites de la photographie […]. Il veut « sortir les images de leur contexte, les mettre dans un nouveau contexte, et les faire communiquer. » De la reconstruction à partir de la déconstruction. « Capter l’architecture dans (cette) déconstruction, dans l’absence de l’humain qui a été là sur ces lieux, dans ces espaces pendant un temps (…) tous ces espaces-là qui sont mis à jour, dévoilés par la déconstruction qui sont mis sur le devant alors qu’ils ne sont pas destinés à être vus. » Cette série est donc, en partie, une poétisation de l’espace privé dévoilé, une théâtralisation des façades. « Des espaces vidés de leur sens premier […] qui sont du coup mis sur l’extérieur alors que c’est un espace intérieur. » Le caché devient visible dans ces lieux en voie de disparition. Mémoires collectives, individuelles, urbaines qui stimulent l’imagination, peut-être même déclenchent des souvenirs. Le jeune photographe cherche à susciter l’étonnement par  « une esthétique palpable, qui amène dès le premier regard une attraction forte « , faite de rencontres de matières et de cohabitations d’espaces hétérogènes. Dans cette entreprise, la couleur et ses richesses jouent un rôle important. Très vive cette palette de couleurs, mais, précise Fabien, elle est naturelle. Pas de retouches. La vivacité de ces couleurs, leur saturation résultent parfois de l’altération chimique, de l’action climatique, mais surtout du goût culturel. C’est en quelque sorte « une cohérence dans les textures et les couleurs, une signature de ces pays hispanophones que j’ai voulu rendre .»
L’empreinte de l‘homme et de ses activités, l’usure et la trace murale deviennent de nouveaux murs porteurs, graphiques et esthétiques, pour des compositions semi-abstraites. Une anti-architecture dans l’effondrement des volumes. Une abstractisation du figuratif.

L‘empreinte et la trace

« Aucune mémoire de la transcendance n’est possible, si ce n’est par l’intermédiaire de la ruine. » (1) Enjeu sociologique, esthétique et politique, qui parle tant d’histoire que de temporalité. Ban de recherches exponentielles des sciences humaines, où ville et humain s‘entremêlent. Emblématique de l’urbanisme et des politiques de l’aménagement du territoire urbain (friches, zones franches, etc). Ressource des alternatives culturelles qui y expérimentent des laboratoires militants selon une approche deleuzienne. La ruine au sens large apparait donc – et ça surtout depuis l’industrialisation – bien plus qu’un espace morbide, dénué d’intérêt autre que romantique.
Intermission s’inscrit dans la réflexion sur l’art de Walter Benjamin, et dans sa continuité, de Georges Didi-Huberman. Elle incite le spectateur à l’expérience de l’image dans ses strates. Une image authentique car dialectique « où l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. » (2) La démarche de Dupont peut aussi s’interpréter de façon esth(é)thique – une grille de lecture parmi d‘autres possibles – comme une survivance des lucioles telle qu’abordée, d’abord par Pasolini dans le champ politique, puis de façon phénoménologique et anthropologique par Didi-Huberman. C’est à sa pensée, ses recherches que l’on pense en contemplant la série « Intermission ». Que l’on devine avoir été construite, pas à pas, dans une optique ouverte, optimiste, résistante, dans une appréhension joyeuse des mutations de l’environnement. Dans un attachement palpable pour les réalités urbaines de ces pays visités. Là aussi peut-être pouvons-nous établir une passerelle avec Le livre des passages de Walter Benjamin, dans les mises à nu de ces espaces privés, devenus transitoires et publics. Ces entre-deux que privilégie Fabien offerts accidentellement à l‘Œil dans leurs béances et brèches, leurs fissures et fractures. Ces traces mises en forme dans ses photographies, ces espaces interstitiels à la fois présences d’absences, ainsi qu’immanences par le truchement de l‘art.


– Barcelona, Espagne –

« Les empreintes, les traces, les écorchures, les voiles, les structures, nous racontent des histoires humaines et révèlent la présence de l’absence ; capturer l’éphémère de ces scènes de vies oubliées », explique Fabien, tour à tour flâneur et chiffonnier. Une allégorie de l’humanité, cette fixation du processus de mutation, et, bien sûr, constat de l’impermanence du monde. « Intermission » est née d’une archéologie mémorielle, faite d’empreintes et de traces captées par l‘Oeil. D’autant plus frappantes et logiques,  ces images dialectiques,  quant au regard du parcours de Fabien Bruno Dupont : une formation pluridisciplinaire en architecture, paysagisme, arts appliqués. Cohérente et complémentaire. La trace, problématique inhérente à la conception architecturale. Cette trace qu’il s’agit soit d’éviter, soit d’intégrer, pour conjurer le passage du temps, hantise de l’architecte. Tout du moins selon certaines écoles.
Intermission célèbre cette beauté-éclair fixée dans l’œil ; cette beauté de vies sédimentées urbaines vouées à la disparition. « Les lucioles, il ne tient qu’à nous de ne pas les voir disparaître. » (3) Raison d’être de l’art, notamment. Vérification faite avec cette série prenante, Intermission.

 

Citations extraites d’un entretien avec Fabien Bruno Dupont le 15 juillet 2014.
(1) Theodor Adorno, Dialectique négative, Payot, 2003.
(2), Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle : Le Livre des passages, éditions du Cerf, 1997.
(3) Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, éditions de Minuit, 2009.

 

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