"Ivanov (ce qui reste dans vie…)", m.e.s J-P. Baro – Théâtre Silvia Monfort

En commençant « Ivanov » par la fin, l’adaptation de Jean-Pierre Baro coupe court à l’ascension dramatique et laisse le champ libre au spectateur pour apprécier toutes les variations de l’oscilloscope tchékhovien. Ainsi délivrée de l’issue, l’attention se porte sur les prémices de la chute du personnage principal et profite au mieux de la riche arborescence de la pièce. Par d’incessants aller-retours entre l’hystérie et la légèreté, le fil de l’existence y apparaît fragile et la surface plus trouble que ce qu’elle projette.Anti-héros et pivot de l’intrigue, Nikolaï Alexéïévitch Ivanov est à la fois celui que l’on admire et celui qui fait jaser. La trentaine, un paquet de dettes, une épouse qui se meurt tout comme ses illusions, il est le récipiendaire de l’amour généreux d’une jeune fille fortunée : au bord du désespoir, la mélancolie et la culpabilité le rongent. Accablé tout en étant tributaire de l’espoir collectif, le personnage représente à lui-seul les tourments de l’âme, la pression sociale et une foi douteuse en l’avenir.Sur un plateau ouvert où tout se voit et s’entend, les personnages évoluent pourtant en vase clos devant des fenêtres-miroirs dont ils sont prisonniers. Tous tâchent de préserver les apparences, mis à part Ivanov qui répète à qui veut l’entendre « je vous vois, je vois tout ». Figure de la dépression, il est pourtant invisible aux yeux du médecin qui n’en a que pour l’épouse mourante. Doté par le metteur en scène d’une diction aux accents mécaniques, Ivanov revêt le masque de la responsabilité entre de ponctuelles implosions. Chacun des autres personnages, à sa manière, adopte le même double jeu en dissimulant la réalité, en l’enjolivant, en composant pendant les turbulences. Au pays de l’autruche, l’argent, la fête et le conformisme sont rois, troublés par quelques décharges hystériques qui mettent en valeur l’humour du texte et se font soupapes de l’émotion.

Par le chevauchement des scènes et l’adoption d’un franc-parler dynamisant, Jean-Pierre Baro trouve le rythme adéquat pour faire tourner ce manège ambiant où les prises se font rares. En contrepoint, une ritournelle mélancolique jouée au piano manifeste la douleur intérieure. Palpable en continu, cette tectonique des plaques déchire et mobilise à la fois. Quand les uns hurlent, les autres rient sans qu’il n’y ait de réelle interaction, chacun maintient l’ordre apparent à l’image des paillettes lancées par Sacha ou de la robe de mariée qui s’expose au rythme du ventilateur. Ici, c’est l’objectivité que l’on questionne, et pas des moindres : celle du bonheur et, par conséquent, les enjeux de l’honnêteté. A ce titre, le personnage du médecin est finement travaillé : celui qui veut à tout prix faire éclater la vérité est présenté comme un psychopathe amoureux de sa patiente, qui finit par s’exprimer en voix off. Par le choix de cette révélation confidentielle au-delà de la scène, la morale est donc ici également subjective.

Dans cette talentueuse mise en scène du précipice, on retient du spectacle plus que le destin d’un homme, déjà connu. L’importance est accordée ici aux liens tangents entre les êtres, à cet équilibre précaire qui peut entraîner les uns dans la chute des autres, tout comme les tenir en haleine jusqu’au lendemain. Un vrai beau moment de théâtre.

A voir au Théâtre Silvia Monfort jusqu’au 13 février
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(c) Jean-Baptiste Pasquier / Marina Damestoy

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