Il est triste d’avoir besoin de tragédies pour jouir de la vie, mais lorsqu’elles sont menées de main de maitre, pourquoi bouder son plaisir ?
La Tragédie du Vengeur : un texte.
Longtemps considérée comme l’œuvre de Cyril Tourneur avant d’être attribuée de manière quasi certaine au dramaturge Thomas Middleton (1580-1627), La Tragédie du Vengeur s’inscrit dans la tradition élisabéthaine des tragédies de la vengeance, genre théâtral très en vogue du XVIIe siècle qui place le secret, les présences fantomatiques, les intrigues complexes, le pouvoir et la violence sous toutes ses formes au cœur même de la dramaturgie comme une règle incontournable. Son plus illustre représentant, Hamlet, n’est qu’un exemple parmi tant d’autres tant il existe de textes utilisant ces ingrédients pour asseoir leur trame. Ce genre fut d’ailleurs si populaire que les auteurs n’eurent d’autre choix, afin de conserver leur public, que d’entrer dans la surenchère en ajoutant à un cahier des charges déjà bien rempli, des notions sordides évoquant l’inceste, la luxure voire la nécrophilie, pour accompagner le sentiment de vengeance qui nourrit le personnage principal. La Tragédie du Vengeur s’insère dans cette longue tradition.
Parce que sa femme a été violée puis empoisonnée par un
Duc sans scrupule,
Vendice fomente une vengeance des plus machiavéliques et parvient à dessein à s’immiscer, avec l’aide de son frère
Hippolito déjà introduit, au cœur même de la cour. Devenu proche conseiller du fils du Duc,
Lussurioso, Vendice réussit peu à peu à entrainer l’entièreté de la famille dans un complot qui finira par révéler les vices les plus perfides de chacun des protagonistes.
(c) Marjorie Efther
Le texte de Middleton est résolument moderne et les thématiques qu’il aborde soulèvent de nombreux questionnements qui trouvent écho dans notre société contemporaine. Ainsi, parce qu’il veut assainir la société dans laquelle il vit et sous couvert d’un drame personnel, Vendice s’attaque non pas au duc seul, mais à la totalité d’un gouvernement corrompu et injustement mis en place, entrainant par là même un véritable bouleversement idéologique et politique. Par cette idée, Middleton donne le pouvoir à un seul homme, démontrant ainsi que l’humain est capable, par son jugement et sa perspicacité, d’influencer par ses actes le monde dans lequel il évolue. Au-delà de cette considération, Middleton pose la question du prix à payer. En effet, Vendice perd de manière indéniable son héroïsme à mesure que le piège qu’il tend au Duc, à Lussurioso et ses frères, se referme : sa vengeance devient de plus en plus perfide, malsaine, jusqu’à atteindre la complaisance et le sadisme. Cette perte de l’idéal au profit du résultat immédiat et du plaisir qu’il procure sera d’ailleurs sanctionnée par un final sans équivoque.
Cette dualité du personnage principal s’étend en fait à l’ensemble des figures qui composent ce drame tant aucun ne rachètera les actions des autres : les parents sont égoïstes, les enfants peu reconnaissants, les hommes sont cupides, les femmes vénales. Quand on croit se réfugier sous l’ombre bienveillante de certaines valeurs, celles-ci nous trahissent au profit d’autres moins avantageuses. Rien n’est plus désirable que le pouvoir, le chemin qui y mène important peu : qu’il soit pavé de corps agonisants ne compte pas et que cela soit dit : il n’y aura pas de héros.
La Tragédie du Vengeur : un spectacle.
La mise en scène de Jean-François Auguste part très justement de la tradition : du théâtre élisabéthain demeurent certains codes comme celui de faire jouer les rôles de femmes à des hommes (les femmes étant interdites à l’époque sur scène) ou celui de recouvrir le visage des comédiens d’un maquillage blanc. La tradition, si elle reste en filigrane, est d’autant mieux dynamitée par des procédés scéniques pertinents qui viennent la contrecarrer : le théâtre élisabéthain est joué en extérieur et de ce fait invoque la lumière ? _qu’importe _ la scène sera ici des plus sombres. Félicitons à ce titre le travail scénographique ainsi que celui, très juste, des éclairagistes : la pièce est visuellement composée d’une succession de tableaux enchainant clairs-obscurs, contre-jours, et des espaces sont ainsi créés artificiellement par la lumière. Ce travail est si pertinent qu’il parvient à susciter le malaise et la claustrophobie en isolant une infime part de l’espace alors que la scène propose à d’autres moments des dimensions et une profondeur impressionnantes permettant de disposer de seconds plans des plus intéressants. Le décor sans artifices et d’une très grande sobriété sert d’écrin à un texte qui se suffit à lui-même : tout juste un cimetière, tout au fond, annonce-t-il la destination inéluctable des différents protagonistes, mais c’est pourtant bien dans les airs que finiront et s’accumuleront leur cadavre, le repos de leur âme en terre ne leur était pas permis.
(c) Marjorie Efther
Les ténèbres du texte sont servies intelligemment par des comédiens investis et brillants qui endossent chacun différents rôles : la perfidie de leur personnage explose littéralement sur scène avec une énergie folle. La noirceur de leurs yeux crayonnés résonne en écho du drame qu’ils interprètent. L’incarnation se fait par le corps et elle y est à ce titre immédiate : il y a du muscle, de la sueur, du cuir, les corps sont noueux, poilus, tatoués, virils : ça invoque à la fois le rock, le gothique et ça lorgne de temps en temps du côté du glam. Cette masculinisation exacerbée surligne d’ailleurs la misogynie qui transpire parfois du texte et que ne parvient pas totalement à gommer le travestissement. Si tous les comédiens sont parfaits, Pierre Maillet, irrésistible, apporte une pointe d’humour fort appréciable à l’ensemble, permettant par la même occasion au spectateur de retrouver son souffle entre deux scènes coups-de-poing et de prendre de la distance. À noter également que la musique est jouée à vue par le multi-instrumentiste Romain Crivellari, ce qui rejoint les pratiques du théâtre élisabéthain puisque la musique y était interprétée sur scène également. La boucle est ainsi bouclée.
On l’aura compris, hormis peut-être quelques paires de fesses que l’on n’était pas forcément obligés de montrer,
La Tragédie du Vengeur est terriblement efficace et permet au spectateur de renouer puissamment avec une exigence du texte qui fait parfois défaut au théâtre moderne.
Avec : Jean-François Augustes, Matthieu Cruciani, Jean-Noël Lefèvre, Pierre Maillet, Benjamin Monnier, Anthony Palioty, Philippe Smith et Gérard Weingand.
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