« Ah, ich habe deinen Mund geküßt, Jochanaan;
Ich hab ihn geküßt, deinen Mund.
Es war ein bitterer Geschmack auf deinen Lippen.
Hat es nach Blut geschmeckt? Nein;
Doch schmeckte es vielleicht nach Liebe
Sie sagen, das die Liebe bitter schmecke
Doch was, was tut’s, was tut’s?
Ich habe deinen Mund geküßt, Jochanaan,
Ich hab ihn geküßt, deinen Mund », Salomé, Richard Strauss.
Lorsque le prince porte son aimée, celle-ci se dérobe constamment dans une forêt, autorisant de fait le ballet à reprendre de plus belle jusqu’à n’en plus pouvoir et, alors que le temps explose au sol comme une assiette qui se briserait inexorablement en mille morceaux, peuvent bien encore derrière, danser les deux et beaux petits rois nus.
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On prétend que le « Pouvoir des Folies Théâtrales » de Jan Fabre fait partie de ces spectacles mythiques qu’il ne faut sous aucun prétexte rater, qu’il a marqué, comme en son temps « Einstein on the Beach » du duo Glass / Wilson, le théâtre international contemporain. On y va alors à reculons, 30 ans après sa création, porté par une appréhension fébrile de premier communiant. On se dit que peut-être, non, et bien ce n’est pas si sensationnel que cela, que peut-être, non, ce n’est pas si enthousiasmant qu’on le dit. On s’installe, on sent bien que c’est toute la salle qui est un peu dans ce même état d’esprit, pas vraiment certaine des auras parfois toutes fabriquées par la patine du temps et les cultes bien trop facilement voués. Les lumières baissent, certains se souhaitent « bon courage », d’autres « bon voyage » : il y a ce sentiment distillé d’épreuve très inscrit chez tout le monde, quelque chose de partagé comme du pain. La salle de théâtre est comme une corde tendue.
Et puis dès les premières minutes il se passe quelque chose : des ampoules rouges qui tombent du plafond, des comédiens alignés, au « Küsse, Bisse, das reimt sich » du Penthésilée d’Omar Schoeck qui retentit en boucle, tout concourt bien profondément à nous sortir de la réalité par les tripes mêmes. Les comédiens sont beaux, tout est simple, lent, comme dans un rêve ou bien un cauchemar qui seraient conscrits très précisément dans l’espace quadratique de la scène : nous assistons à un premier salut, celui donné de dos, à un théâtre qui s’efface sous des applaudissements joints. Le spectacle peut alors commencer dans cet au revoir et la première impression de se retrouver confronté à un chef-d’œuvre absolu, d’être confirmée.
Le « Pouvoir des Folies Théâtrales » est un monstre tentaculaire qui se développe à tous les niveaux comme une maladie qui tout envahit : la voix, l’image, la musique, le mouvement, l’incarnation et la chair.
Tout du long seront en effet énoncés des fragments de pièces ou bien encore répétées les dates des représentations scéniques remarquables, accumulant ainsi les références au spectacle vivant du XIX et XXe siècles façon mille-feuille : Antonin Artaud, Peter Brooke, Maurice Béjart, Ariane Mnouchkine, Mabou Mines… autant que les lieux iconiques : Berlin, Paris, Copenhague… Répéter, répéter encore et toujours jusqu’à l’épuisement.
D’épuisement, il est aussi et tellement question dans le « Pouvoir des Folies Théâtrales » qu’il érode inexorablement tout sur son passage : épuisement des comédiens, épuisements des spectateurs, épuisement des listes et des situations… Tout est constamment élimé dans cette concentration consciente du geste dans l’effort : effort d’exécution contre effort de compréhension. Jan Fabre cite d’ailleurs l’essai « Surveiller et Punir » de Michel Foucault comme source d’inspiration pour son travail, ce qui n’est pas vraiment anecdotique tant les images de punition sont pléthores dans cette proposition.
« Dans le bon emploi du corps qui permet un bon emploi du temps, rien ne doit rester oisif ou mutilé : tout doit être appelé à former le support de l’acte requis. Un corps bien discipliné forme le contexte opératoire du moindre geste », « Surveiller et Punir », Michel Foucault.
Ainsi seront maltraités les corps durant plus de quatre heures, punis qu’ils seront à grands coups de gifles ou bien encore de courses bien vaines sur rien.
Ultra-référencé, le spectacle utilise tout d’abord l’image pour construire et développer visuellement les différents tableaux qu’il enchaîne, reproduisant ainsi subtilement sur scène les positions des personnages projetés en fond : La Création d’Adam de Michel-Ange, Le Serment des Horaces de Jacques-Louis David, Le Verrou de Jean-Honoré Fragonard, L’Art ou Les Caresses de Fernand Khnopff… autant de pistes de lectures traduisant par effet miroir, ce qui est incarné au-devant.
Les contes ensuite sont convoqués, à l’instar des « Habits neufs de l’Empereur » d’Andersen qui voit un roi déambuler nu parmi ses sujets, persuadé qu’il est d’être revêtu d’une tenue magique. Les grenouilles devenues princes ne seront quant à elles pas en reste, bien que chez Fabre les baisers ne soient pas vraiment synonymes de libération…
La musique enfin : Richard Wagner, Richard Strauss, Georges Bizet… jusqu’à la musique minimaliste de Wim Mertens : emphatique, grandiloquente et parfois même un peu kitsch, Fabre puise dans les références pour en extraire une nouvelle fois les figures les plus évidentes.
Empruntant tout à la fois aux mythes classiques (le combat opposant Horiaces et Curiaces, la sphinge, Carmen…), à l’imagerie maniériste ainsi qu’aux metteurs en scène légendaires, Jan Fabre entend bien s’abroger des codes du théâtre classique pour dresser le portrait d’une technique plus viscérale à l’œuvre depuis plus d’un siècle. Positionnant « L’Anneau du Nibelung » de Wagner (1876) comme première tentative connue d’art total (Gesamtkunstwerk), le metteur en scène et plasticien part à la recherche d’un théâtre violent autant qu’hypnotisant, convoquant au passage Antonin Artaud. Ce faisant, il instaure un dialogue constant entre les références qu’il évoque, ce qu’il propose scéniquement et le spectateur, questionnant en filigrane l’ambition avortée d’un théâtre qui se voudrait le plus absolu possible.
Très documenté, l’impressionnant voyage proposé par Jan Fabre est avant tout sensoriel : nul besoin de tout attraper, la densité s’avérant simplement présentée sur le plateau sans aucun autre artifice que le corps des superbes et investis interprètes. On s’indigne avec eux, on souffre, on s’émeut : tout est là disposé en un cœur très exactement placé, battant, au beau milieu de la scène comme en chacun des comédiens. C’est un cadeau offert : il dure quatre heures vingt dans la fureur, la douceur, le silence et la sueur. Une seule chose est regrettable : que le spectacle se termine.
«La magie du théâtre, c’est qu’il meurt au moment où il commence. Il porte la disparition en soi», Jan Fabre.
Et lorsque les perroquets sublimes terminent finalement l’ouvrage entrepris par les beaux et deux petits rois nus, les sceptres sont distribués à chacun d’entre nous qui retournons, spectateurs dévêtus et fébriles autant que solennellement communiants, dans nos banals appartements, rassurés que nous sommes par cette idée selon laquelle le théâtre se situe bien encore là au cœur même de nos vies.
A ne rater sous aucun prétexte jusqu’au 12 février au Théâtre de Gennevilliers.
Conception, mise en scène, chorégraphie et lumière Jan Fabre
Avec Maria Dafneros, Piet Defrancq, Mélissa Guérin, Nelle Hens, Sven Jakir, Carlijn Koppelmans, Georgios Kotsifakis, Dennis Makris, Lisa May, Giulia Perelli, Gilles Polet, Pietro Quadrino, Merel Severs, Nicolas Simeha, Kasper Vandenberghe
Musique Wim Mertens
Costumes Pol Engels, Jan Fabre. Réalisation costumes 2012Katarzyna Mielczarek
L’Arche est éditeur et agent théâtral de Jan Fabre
Spectacle recréé en 2012 à Impulstanz Festival de Vienne.
Production Troubleyn/Jan Fabre.
Coproduction deSingel (Anvers), Romaeuropa Festival (Rome).
Avec le soutien des Autorités flamandes, de la Ville d’Anvers.
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