Le Choeur des filles
Le reste vous le connaissez par le cinéma est une pièce troublante et d’une grande modernité qui en établissant un subtil rapport de force entre les genres, interroge la domination masculine, la place de l’étranger dans la cité et les raisons du pouvoir. En caricaturant la quête de puissance et le déterminisme social, Daniel Jeanneteau donne au texte de Martin Crimp une force politique vertigineuse et délectable.
Dans la salle de ce qui semble être un lycée abandonné ou mal entretenu, neuf jeunes femmes s’amusent, gesticulent, crient, s’ennuient. Elles ont les habits, les expressions, les démarches, les coupes de cheveux, l’ironie et la désinvolture des filles d’aujourd’hui. Elles sont le Choeur — les Filles — de la pièce de Martin Crimp que Daniel Jeanneteau a présentée lors de la 73ème édition du festival d’Avignon. Bien que très différentes, ces jeunes femmes semblent liées par une force tellurique, une connaissance commune. On comprend vite qu’elles maîtrisent sur le bout des doigts la tragédie qu’il va nous être donné à voir. Elles vont aider Jocaste à se confier sur les affres de sa vie, elles vont commenter les différents événements, soupirer lorsque l’histoire bégaie ou ennuie, rappeler le sens de certaines phrases, de certains actes, se mêler des histoires de famille des Labdacides. Elles n’ont pas le choix, elles nagent au milieu de ces références culturelles véhiculées par la société, l’école, les érudits. Oedipe est le mythe fondateur de la Grèce et de leur civilisation. C’est comme ça. Mais elles ont leur mot à dire. Et elles vont bien le dire.
Ce Choeur, parfaitement constitué et sans micro (contrairement aux autres comédiens), est la grande force du texte de Crimp puisque tout en actualisant de façon radicale la tragédie d’Euripide, il la politise totalement. La mise en scène de Jeanneteau amplifie magnifiquement ce parti-pris.
Une soif de pouvoir ridicule et destructrice
Malgré le titre que nous tenterons de comprendre plus tard, c’est bien l’histoire de Jocaste, Oedipe, Antigone, Créon, Etéocle et Polynice que Daniel Jeanneteau a décidé de mettre en scène. Le reste vous le connaissez par le cinéma est une réécriture de la tragédie d’Euripide Les Phéniciennes (Vème siècle avant Jésus-Christ) qui avait lui même revisité Les Sept contre Thèbes d’Eschyle. Alors qu’Eschyle est contemporain d’une Athènes triomphante et fastueuse lorsqu’il écrit sa pièce, Euripide est témoin des famines créées par l’interminable guerre entre Athènes et le Péloponnèse.
La pièce de Crimp, en interrogeant la place de l’étranger, l’utilité de l’organisation politique de la cité et des dirigeants et en ridiculisant les dominants et la soif destructrice de pouvoir se situe clairement dans la lignée d’Euripide. Daniel Jeanneteau — qui est le premier metteur en scène à adapter cette pièce en France — accentue ces thématiques en teintant sa pièce de féminisme.
“Il n’y a toujours que des hommes. Fais-toi une raison”
C’est bien le Choeur constitué de neuf filles qui mène la danse. Ces phéniciennes, ces étrangères, ces barbares invitent les personnages de la mythologie dans leur salle de classe. Elles connaissent, probablement par l’école, ce mythe et elles vont assister, participer et donner leur avis. Et pourquoi pas changer l’histoire ? Casser la machine infernale dans laquelle les personnages sont bloqués depuis 2 500 ans comme les jeunes femmes de banlieue le sont dans un ascenseur social en panne depuis des décennies. C’est bien ce plafond de verre que ces Filles attaquent lorsqu’elles font tomber le mur qui nous séparent d’elles et nous assaillent de questions stupides. Ces questions formulées par des experts en mathématique, en histoire ou en philosophie qui deviennent parfois incompréhensibles parce que formatées. Ces questions obligatoires, ces choses à connaître sans quoi nous ne sommes rien. Ce savoir nécessaire sans lequel on ne monte pas les échelons.
— Si Caroline a 3 pommes et Louise a 3 pommes combien d’oranges a Sabine ?
— Que veut un sphinx mais encore qui baise-t-il et quand ? Pourquoi le Sphinx c’est des filles et pourquoi sommes-nous toutes si belles ? Vous en pensez quoi ?
— Oh et pourquoi quand la caméra avance à travers les cimes vertes des arbres de Thèbes à la fin du film Oedipe-Roi datant de 1967 de Pier Pasolini avez vous envie de pleurer ? Est-ce la musique ?
Nous commençons à comprendre le titre de la pièce. Le cinéma c’est celui de Pasolini, celui d’Oedipe-Roi, la très philosophique et Freudienne adaptation cinématographique du mythe d’Oedipe qui interroge de façon magistrale le rapport à la mère, la méfiance du père, le passage de l’ignorance à la connaissance. Tout cela n’a pas besoin d’être réexpliqué semble nous signifier Jeanneteau. D’ailleurs, les Filles, blasées, montrent leur mécontentement quand Créon répète qu’Oedipe en couchant avec sa propre mère a déclenché tout cela. Elles s’opposent à cette lecture fataliste et déterministe. Elles veulent passer à la suite, se tourner vers l’extérieur, vers la cité, vers le politique, comprendre les conséquences que le combat fratricide et stupide entre Etéocle et Polynice va avoir sur Thèbes, sur Oedipe et surtout sur Antigone. Parce que c’est bien le personnage d’Antigone qui incarne le plus le combat de ces Filles. La jeune Antigone, surprotégée, mise à l’écart de la brutalité des hommes puis plongée violemment dans la terrible réalité et le monde dominé par les hommes.
ANTIGONE. Je ne vais pas sortir dehors — ça pue — c’est hideux — il n’y a que des hommes.
JOCASTE. Il n’y a toujours que des hommes. Fais-toi une raison.
Oui, le monde d’aujourd’hui, comme celui d’hier est bien monopolisé par les hommes. Antigone et les Filles ne vont pas se faire une raison. Ne doivent pas se faire une raison. Antigone va — alors qu’elle risque la mort — enterrer son frère après avoir répété à tue-tête la raison de cette guerre incessante et vaine : la ville de Thèbes doit son “importance économique exceptionnelle […] au cuivre et à l’étain” c’est à dire à la guerre. La guerre, celle des hommes, des adultes.
Le seul homme qui se sacrifie pour que tout cela cesse est un garçon de 10 ans : Ménécée, le fils de Créon. Les femmes, les filles, les mères, elles, subissent les conséquences de ces guerres qui n’ont pour conséquence que de contenter la virilité des vainqueurs et remplir les caisses de la ville de Thèbes. C’est cher payé non ? La résistance s’organise. Elle peut, n’en déplaise à certains, commencer sur les planches d’un lycée abandonné ou mal entretenu.
Combat de coqs et balles perdues
La presque constante et discrète musique d’Olivier Pasquet — travaillée avec l’Ircam et Sylvain Cadars — créé une ambiance fascinante de bruits et de sons et soutient la narration lente et profonde du texte de Crimp.
La distribution des comédiens est impressionnante. Notamment concernant les personnages féminins. Dominique Reymond incarne une Jocaste solide et magnifique. Solène Arbel emporte avec subtilité son personnage d’Antigone de la naïveté à la résistance.
L’immense découverte de ce spectacle (et de cette 73ème édition du festival) est l’actrice Elsa Guedj (aperçue dans Les Fourberies de Scapin mise en scène par Marc Paquien) qui mène le Choeur des Filles avec une espièglerie et une irrévérence fascinante. Elle parvient à maintenir — avec peu de répliques — une ironie et une distance avec les futiles jeux de pouvoir qui se jouent autour d’elle. Elle valide à elle seule les choix de mise en scène et le discours progressiste et politique de Jeanneteau. Elle symbolise, avec le Choeur, le monde nouveau qui apparaît et connaît, à force de les avoir pris dans les dents, les codes de l’ancien monde. Les Filles nous signifient qu’elles en ont marre de prendre les balles perdues et qu’elles vont s’opposer au pouvoir des hommes comme elles évitent les tables et les chaises balancées par Etéocle et Polynice dans leur salle de classe.
En ridiculisant les combats de coqs des hommes puissants se battant pour un pouvoir inutile et meurtrier, en livrant la narration, le rythme et les commentaires au Choeur de femmes étrangères, Daniel Jeanneteau, crée une pièce fondamentalement politique et féministe dans laquelle il s’oppose à un implacable déterminisme social et pousse ses protagonistes dans le XXIème siècle.
Le reste, laissez le au XXème siècle !
En tournée :
Du 9 janvier au 1 février 2020 au T2G – Théâtre de Gennevilliers, centre dramatique national
Du 7 au 15 février 2020 au TNS — Théâtre National de Strasbourg
Du 10 au 14 mars 2020 au Théâtre du Nord – CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France
Les 20 et 21 mars 2020 au Théâtre de Lorient, centre Dramatique Nation
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