Assister à un spectacle du collectif Anversois tg STAN, c’est un peu comme retrouver des amis qu’on aurait perdus de vue. Boire des coups avec eux dans un bar enfumé et faire la bringue toute la nuit. Une sorte de rendez-vous alcoolisé : ça sent la bière et la clope. On rit beaucoup, c’est gras mais on réfléchit aussi, l’un n’empêchant pas l’autre. On refait le monde comme si c’était la seule chose à faire même si tout cela est vain, on le sait bien. On se dit au revoir tout en sachant que les retrouvailles ne seront jamais loin.
Et chaque année, on y revient tant tg STAN, au final, c’est une petite gourmandise vachement bien.
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Avant même que le spectacle ne commence, la scène est déjà bordélique comme souvent chez tg STAN et elle n’est éclairée que par une simple ampoule jaune-orangée qui projette des ombres. On se croirait sur le pont d’un navire : il y a comme des voiles pliées, des armatures en bois et des cordes. Des sortes de tables assemblées à partir de quelques planches et tréteaux. Tout s’entasse pire que dans la chambre d’un adolescent. Posé là à la « vas-y-comme-je-te-pousse » : c’est un radeau qui prend l’eau. Les murs du théâtre sont nus. Grenus. Peu de temps auparavant, les spectateurs ont été placés par les membres de la troupe, comme s’il n’existait aucune frontière entre eux et les comédiens. Ça sera ainsi tout du long, en témoignent, entre autres, les nombreux va-et-vient des artistes parmi eux, chargés qu’ils seront des éléments de décor qu’ils continueront d’amonceler sur scène.
Comme si ça ne suffisait pas…
« Il y a une place là, lance quelqu’un depuis la scène. Là, devant, il y a une place si quelqu’un a besoin, il y a une place là. »
(c) Tim Wouters
C’est comme ça que ça se passe. Ça se passe toujours comme ça. Dans une bonhomie évidente.
Le théâtre est plein à craquer : il faut dire que la venue de tg STAN est toujours un évènement tant le collectif est auréolé d’une réputation plutôt excellente qui fait que le public est chaque année au rendez-vous, présent dans une indéfectible fidélité.
La pièce que la troupe nous propose cette saison est une libre adaptation des « Estivants » de Maxime Gorki : dans une Russie au contexte mouvementé de l’avant 1917, un groupe d’amis se réunit dans une datcha près d’un lac pour palabrer autour de la littérature, la création et plus globalement, le sens de la vie. Cette réunion est l’occasion pour les uns et les autres de conquérir et séduire, comme si l’amour n’était devenu qu’une sorte de passe-temps permettant de tromper l’ennui, un pis-aller voire un leurre à une nécessaire remise en question.
« Chalimov : Allons ! Vous êtes comme tous les autres ! Tout le monde a cette conception stupide, suffisante de l’existence d’un écrivain. De la façon dont il doit vivre, parler, écrire. Pourquoi ? Pourquoi êtes-vous plus exigeants avec moi ? Pourquoi faut-il que je joue un rôle différent ? Je suis un homme tout ce qu’il y a de plus normal, qui travaille pour gagner son pain. Pas avec les mains, mais avec l’imagination. Vous vivez comme bon vous semble. Mais moi, parce que je suis un écrivain, je devrais vivre selon vos souhaits, pour que cela corresponde à vos fantasmes. Pardon, Varvara Mikhaïlovna, je vous rends cette fleur. J’ai l’impression de ne pas mériter cette distinction. »
Maxime Gorki, "Les Estivants".
Véritable critique de la bourgeoisie flemmarde et égocentrée, les Estivants est une charge féroce contre l’immobilisme intellectuel, une réflexion sur le rôle des poètes et plus globalement des artistes dans la société. En filigrane souffle un vent révolutionnaire, une envie flagrante de l’auteur de forcer l’élite à prendre ses responsabilités, rôle qu’aucun des personnages des Estivants ne semble vouloir assumer comme si le poids était trop lourd à porter.
« Vlas : De petits bonshommes bien ternes
Errent à travers mon pays
Ils errent cherchant une place
Où s’abriter de la vie.
Chacun veut sa part de chance
Un peu de confort, de calme;
Ils geignent, se plaignent et mentent,
Tout en errant sans fin
Jolis slogans à la mode …
Belles pensées d’autrui …
Ces petits bonhommes bien ternes
Restent en dehors de la vie. », Maxime Gorki, "Les Estivants".
(c) Tim Wouters
Bien qu’écrit au début du siècle dernier, le texte de Gorki reste extrêmement contemporain : vitupérant tour à tour le marivaudage et la prétention artistique, la famille et l’intelligentsia, les situations décrites par l’auteur russe sont d’une truculence intemporelle et c’est avec pertinence que le collectif flamand s’en empare pour le partager, en passeur indéniable du sens.
« Pour moi, il s’agit de la léthargie dans la réflexion. Nous avons livré le combat pendant nos jeunes années. À l’époque, nous étions peut-être davantage politiquement engagés ou plus francs. Plus radicaux, aussi. Et nous voilà à présent, avec nos meubles design et notre intérêt exagéré pour la bonne chère et la boisson. Tout est devenu de la gastronomie tape-à-l’oeil, l’apparence prime. C’est symptomatique pour tant de choses, aujourd’hui. Et cela me met en colère, parce que j’y ai contribué dans une certaine mesure. Oui, nous nous sommes embourgeoisés, nous devenons mous. On porte toujours une part de responsabilité. Mais il faut d’abord mettre le doigt sur sa propre plaie. Je crois que c’est ce que nous faisons avec cette pièce. » Damiaan de Schrijver, à propos des Estivants.
La meilleure des preuves de cette truculence exacerbée dans le verbe même reste le ventre de Damiaan De Schrijver, géant pansu à la gouaille cabotine : fièrement arboré, le continent rabelaisien investit tout et provoque le rire et cela dès le début de la pièce comme tout au long des changements de costumes que la multiple interprétation nécessite. Ce ventre nu, s’il s’avère un ressort comique (il est caressé, malaxé : constamment mis en avant), est également symbolique de cette gourmandise du texte, de cette volonté de le transmettre de manière la plus viscérale possible, en l’expurgeant de toutes fioritures et de tout artifice. C’est d’ailleurs comme cela que travaille le collectif, dans une véritable envie de servir un texte : en détruisant l’illusion théâtrale et ses codes, tg STAN (qui est l’acronyme de Stop Thinking About Names) place le comédien et le texte au centre de toutes ses propositions. Ainsi, chaque représentation est une prise de risque à part entière puisque l’essentiel du travail de préparation s’effectue « à la table » alors que la véritable mise en espace ne se fait sur le plateau que le soir de la première représentation. Un numéro en quelque sorte effectué sans filet. Cette façon originale de travailler aboutit la plupart du temps à des spectacles de facture bancale, où aucun des gestes n’est vraiment arrêté, et où tout se construit constamment dans une comme anarchie autour du plaisir de jouer. Le résultat est toujours d’une extrême fraîcheur, une complicité, le spectateur prenant au final autant de plaisir que le comédien qui, toujours sur le fil (de ses mouvements approximatifs, de son texte mal maîtrisé), se réinvente à chaque fois. Quelqu’un éternue dans la salle ? Un des comédiens lancera un « à tes souhaits » et retournera à son interprétation comme si cela était naturel, cassant par là même la sacro-sainte barrière de la scène.
Si ici le spectacle accuse à mi-parcours une perte de rythme en alternant des scènes de duo qui s’étirent un peu trop en écrasant le discours après un prologue collectif et festif détonnant, les Estivants n’en demeure pas moins une vraie réussite. Le spectateur rit beaucoup, transporté comme à chaque fois par la connivence que parviennent à établir les comédiens qui sont, il faut bien l’admettre, exceptionnels.
(c) Tim Wouters
En effet, chaque comédien de tg STAN propose un univers qui lui est propre. Ainsi, ce qui pourrait déséquilibrer l’ensemble de la proposition en lui faisant perdre sa cohérence devient au contraire un véritable tour de force. Si comme on l’a dit Damiaan De Schrijver campe un ogre bonhomme drôle à souhait, Jolente De Keersmaeker est exceptionnelle en Varia, à la fois touchante et pathétique dans la façon qu’elle a de vouloir tout contrôler (sa scène de danse est l’une des scènes les plus drôles de la pièce) et Sara de Roo, bien que peu présente, révèle une fraîcheur remarquable qui contrebalance pertinemment la dureté de ces propos envers Varia. Enfin, Frank Vercruyssen, tout en onomatopées incompréhensibles ou bien au contraire en longues diatribes tout aussi absconses, se montre comme à son habitude génial dans les rôles de loosers attachants (il réussit d’ailleurs à camper deux personnages foncièrement différents, performance qu’il est nécessaire de souligner tant elle est habile et précise). L’interprète de Maria, Hilde Wils, s’avère en revanche quant à elle décevante : constamment à côté et ne sachant quoi faire de ses mains, elle ne parvient pas à insuffler à son personnage l’âme nécessaire permettant de le rendre crédible alors qu’il est un des rôles essentiels du récit, se révélant ainsi un peu en dessous de ses camarades.
On pourrait reprocher au collectif flamand d’appliquer à longueur de spectacle la même recette, d’être des faussaires (à quel point la débâcle sur scène est-elle sincère ?), de cabotiner à longueur de temps (la séquence durant laquelle ils insistent, lors de la répétition de théâtre, sur l’inutilité d’un metteur en scène, est une mise en abyme balourde de leur procédé scénique) et de ne jamais se réinventer. La réinvention est pourtant flagrante tant la fragilité avec laquelle les comédiens de tg STAN s’amusent transpire de sincérité dans chacun de leur geste.
A découvrir en ce moment jusqu’au 17 novembre au
théâtre de la Bastille puis en tournée dans toute l’Europe.
De et avec Robby Cleiren, Jolente De Keersmaeker, Sara De Roo, Damiaan De Schrijver, Tine Embrechts, Bert Haelvoet, Minke Kruyver, Frank Vercruyssen et Hilde Wils
Costumes, Ann D’Huys
Lumière, Clive Mitchell
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