« Chaque génération a besoin de sa décadence, de son sentiment de déclin et de sa fin. Est-ce ainsi qu’on se protège d’un violent sentiment de perte que la mort apporte à chacun ? » Krzysztof Warlikowski.

Longtemps je me suis couché de bonne heure.

En choisissant d’adapter l’intégralité de La Recherche soit les 7 tomes du plus long roman de l’histoire de la littérature française, le metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski prend un risque mûrement et consciemment réfléchi : celui de trahir. Et s’il est une évidence qu’établit tout de suite sa nouvelle proposition scénique « Les Français », c’est bien celle d’un abandon : celui symbolique et quasi-blasphématoire de l’auteur Marcel Proust.

(c) Tal Bitton

(c) Tal Bitton

L’abandon de Proust

Cris d’orfraie, Warlikowski expurge en premier lieu Les Français de l’écriture-même de Proust, paradoxe suprême de l’adaptation théâtrale (et de l’adaptation tout court d’ailleurs). Ce faisant, le spectacle ironiquement intitulé « Les Français » n’est pas tant un hommage qu’un prétexte. Finie cette impression si caractéristique d’une atmosphère langoureuse, vertigineuse autant que cotonneuse dans laquelle tout s’établit dans le verbe, finie l’évocation directe de l’art comme vecteur du monde avec pour volonté la description d’une certaine vérité sensorielle et charnelle de l’âme qui serait inscrite dans l’excès du tout (genre). Finie l’écriture, sa gourmandise jusqu’à l’étourdissement et la jouissance à ses côtés, magnifiée. Chez Warlikowski, À La Recherche du Temps Perdu devient parodiquement « warlikowskienne » et cela dès la scénographie.

Froideur des néons, des effets de transparence et de reflets, froideur des couleurs (bleu, gris, noirs, blanc…), froideur des personnages et de leurs intentions. Panneaux lisses, meubles aseptiques, métal, cuir noir. Tout est glaçant, sec : un grand classique pour l’artiste mais tellement loin de Proust. À peine l’horloge accrochée sur le mur rappelle-t-elle discrètement le caractère inéluctable des secondes qui s’égrainent, que Proust est bien ailleurs que sur scène. Ne cherchez pas non plus les fameuses madeleines (ni les grands moments du roman d’ailleurs), elles pourrissent dans un coin, celui d’une humanité en déconfiture en place des confitures. Le fruit semble être tombé bien loin de l’arbre cette fois-ci.

(c) Tal Bitton

(c) Tal Bitton

Exit la temporalité proustienne et ses grands principes de la réminiscence. La linéarité de Warlikowski est raide comme la Justice et s’établit sans détours.

Exit l’espace-même du roman et sa géographie qui sacralisaient, comme pour l’aimant, les est et les ouest irréconciliables de Combray avec ses météos différentes et ses côtés très identifiés : celui des Swanns et celui des Guermantes très opposés. Les Verdurins un peu partout et très au milieu. Combray et Paris encore. Ici, tout se mélange, l’espace scénique n’entravant finalement que la bourgeoisie dans une cage de verre amovible (autre signature immédiatement reconnaissable de Warlikowski).

Mais crime suprême de l’adaptation après l’expurge de l’écriture, Les Français perd les personnages si reconnaissables de La Recherche pour nous en présenter d’autres bien moins familiers. Marcel n’est plus qu’un jeune homme souffreteux sans la moindre épaisseur (pire, il devient ici une caricature qui n’a plus aucun but ni rôle, à peine celui d’être un observateur bien passif), Albertine une jeune femme capricieuse et vite éludée… Les histoires d’amour sont plates, la sensualité primesautière (la métaphore de la fleur et de son pistil érigé est ici bien pompière) les relations des uns et des autres vite abordées alors que chez Proust, elles sont au cœur de tout.

Alors quoi, ces Français, un raté ?

La trouvaille de Warlikowski

C’est que l’intention de Warlikowski est à chercher ailleurs. Le metteur en scène choisit de prendre le stylo feutre et de surligner certaines idées de La Recherche, essentiellement celles tournant autour de la judéité et de l’homosexualité telles qu’évoquées dans le roman et cela dans le but de nous faire réfléchir sur ce qui fait l’identité (de l’humain autant que de l’époque). Le temps proustien, sa recherche tout cela n’important pas ici et bien peu pour lui tant il s’agit de reporter un monde « qui contient le diagnostic de sa fin ». Accepter ce parti-pris, c’est accepter la pièce, au risque de passer un très long et bien mauvais moment.

« Notre spectacle est composé de dix séquences, organisées selon la clé provenant des titres des tomes, parfois des chapitres. Mais notre jeu avec ces titres et la recherche de nouveaux sens commence déjà là. Du côté des Guermantes ne signifie pas un voyage sentimental à Combray chez Geneviève de Brabant mais un voyage dans le plus redoutable des mondes qui est aussi celui le plus désiré par le Narrateur, un monde qui le rejette de par sa judéité, un monde antisémite s’isolant des gens sans nom et sans passé. Dans Du côté de chez Swann il n’y a pas non plus de voyage vers le sentiment d’un enfant envers une fille, mais un voyage chez Swann Juif et dreyfusard. Ce n’est pas Swann qui est le héros de cette scène mais l’esprit de Dreyfus appelé par l’aristocratie détraquée comme lors d’une séance de spiritisme chez Fellini. Sodome et Gomorrhe est déplacée vers les temps de guerre et englobe les contenus du dernier tome où le bordel masculin rempli de soldats français devient pour Proust le meilleur moyen de décrire la Première Guerre mondiale. Nous nous sommes servis du titre À l’ombre des jeunes filles en fleurs pour désigner un monologue tiré de Sodome et Gomorrhe concernant la qualification particulière des homosexuels, monologue dans lequel Proust transfère la nomenclature des sciences naturelles sur le terrain humain. Première façon de légaliser l’homosexualité, qui dans la nature fonctionne naturellement. Montrer l’homme en tant que fleur fécondée ou bien stérile, fanée ou en fleurs soumet l’homme à quelque obligation, comme celle de la reproduction, ce qui ne lui permet pas de faner en vain. Proust, libéré de religion, se permet de voir l’homme à travers Darwin et la nature dans une grande liberté des espèces. Cette perspective libère de toutes les peurs, tabous et psychoses », Krzysztof Warlikowski dans l’interview de Piotr Gruszczynski (dossier de presse).

Plus formellement, en insérant trois passages non-proustiens (Utimatum de Fernando Pessoa, Fugue de la mort de Paul Celan et Phèdre de Jean Racine), Warlikowski renforce son propos en l’ancrant dans une actualité et une proximité immédiate. Ainsi Les Français sonne le constat d’un instant en berne, d’un temps mort de l’histoire : la nôtre propre.

(c) Tal Bitton

(c) Tal Bitton

La perte, la trouvaille, mais aussi le début de la fin

Si la démarche de Warlikowski est lisible et cohérente de bout en bout, le spectacle sombre malheureusement dans l’autocitation narcissique en toute fin de spectacle avec la séquence intitulée « Combray », séquence donnant l’impression trompeuse d’une boucle avec l’œuvre originale (Combray correspond à la première partie de La Recherche, celle sur l’enfance du jeune Marcel). Dans cette dernière partie, le metteur en scène décide de donner à Rachel, un des personnages secondaires de La Recherche (et qui ici perd toute épaisseur), la partition iconique de Racine : Phèdre. Et cela n’est finalement pas un hasard, même si sa légitimité ici n’est pas vraiment à chercher du côté de Proust…

Pour la petite histoire, Warlikowski présente Les Français au public hexagonal après avoir donné la saison dernière Phèdre(s), un spectacle revisitant par effet de miroirs, le mythe racinien. Raté et pompeux, le spectacle s’était attiré les foudres de la critique notamment sur ces vers que Warlikowski avait décidé de tronquer du spectacle et qu’il redonne, en pied-de-nez, à la conclusion des Français. Cabotin et sans doute fier de son petit effet, le metteur en scène tape littéralement à côté en terminant ses 4h20 plutôt tenues de la sorte. Il aura beau justifier la présence de Racine en prétextant ses nombreuses apparitions et autres évocations dans La Recherche, ce final sonne celui d’un artiste bien sûr de lui pour se moquer ainsi doublement du public (une première fois en supposant qu’il ait vu Phèdre(s) et connaissent les critiques à son sujet, la seconde en supposant qu’il est un parfait connaisseur de l’oeuvre de Proust là où un spectacle devrait plutôt se suffire à lui-même). Dommage de finir ainsi sur son petit nombril un spectacle sur l’universalité.

En conclusion, Les Français se révèle un spectacle intéressant qui souffre malheureusement d’une conclusion qu’éclipse l’égo sans mesure de son metteur en scène, l’ensemble explosant au moment paradoxalement très retenus des saluts.

A découvrir jusqu’au 25 novembre 2016 au Théâtre de Chaillot et les 2 et 3 décembre à La Filature de Mulhouse.

Avec Mariusz Bonaszewski, Agata Buzek en alternance avec Magdalena Popławska,
Magdalena Cielecka, Ewa Dałkowska, Bartosz Gelner, Małgorzata Hajewska-
Krzysztofik, Wojciech Kalarus, Marek Kalita, Maria Łozińska, Zygmunt Malanowicz,
Maja Ostaszewska, Bartosz Bielenia, Jacek Poniedziałek, Maciej Stuhr (comédiens),
Claude Bardouil (danseur), Michał Pepol (violoncelliste)

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A propos de Alban Orsini

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