« (…) Il n’y a pas de dernière révolution, les révolutions sont infinies » – Evgueni Zamiatine, Nous autres.
– En presse, des avant-gardes alertes –
Jusqu’au 12 juillet, l’ Institut Culturel Hongrois accueille une exposition consacrée aux avant-gardes hongroises du début XX. L’approche, didactique, propose en filigrane une réflexion sur les modes d’information, les échanges artistiques (idées, revues, œuvres, correspondances), leur influence sur les lignes éditoriales, ainsi que les conditions de diffusion des courants d‘avant-garde en Europe. Une manière de rendre hommage aux revues qui les ont présentées, ces avant-gardes, et qui, de fait, ont largement contribué à leur développement et leur épanouissement, avant leur quasi disparition en 1929. Des revues laboratoires. Lorsqu‘il s‘agit d’évoquer l’imprégnation de ces avant-gardes en Hongrie, impossible de passer outre Lajos Kassák, une des figures majeures d’une scène culturelle hongroise particulièrement prolifique en ce début XX. Tellement qu’elle est le troisième centre européen de ces avant-gardes, après Berlin et Zürich. Lajos Kassák y est au cœur de ces avant-gardes. Simultanément défricheur, découvreur, médiateur, passeur, et relais de ces courants modernistes en Hongrie. Kassák l’autodidacte. L’ouvrier métallurgiste ; « camarade et ami » de Tristan Tzara. Auteur de L’homme approximatif, et génie Dada. Kassák qui, après une période de purgatoire, regagnera au cours des décennies ses couleurs et son alphabet. Sa place.
Assister aux floraisons d’un monde artistique contemporain en rupture avec l‘académisme, y prendre part, Kassák y voit là un engagement digne, une réponse à la boucherie et au chaos générés par la Première Guerre Mondiale. Une voie ouverte sur des possibilités esthétiques. Par exemple, une compréhension nouvelle de l’espace et de l‘image. En quête d’un art révolutionnaire à faire surgir du néant. « [En] produire quelque chose [de ce] néant. » (1) Les voyages initiatiques pour un amateur d’art, c’est un incontournable. Alors Kassák parcourt l‘Europe, mais pas seul. Un ami de Blaise Cendrars l’accompagne un temps. Ce compagnon de voyage, c’est Emil Szittya. Un personnage, cet Emil. Ecrivain-bohème. Fondateur de la revue libre, Neue Menschen. « J’ai quitté le monde des vagabonds pour celui des arts, et depuis je cherche sans cesse d’exprimer, soit en écrivant, soit en peignant, les faits essentiels de ma vie », dira Lajos de cette période (2). Les activités éditoriales, les passerelles avec les autres scènes européennes, les rencontres, tout ça, Kassak le fait très bien, dans un esprit fédérateur. Epaulé et accompagné de quelques autres : Bartok, Illyés, Uitz, Moholy-Nagy, etc. Avec passion, rigueur et acharnement même. Mais Lajos est bien plus qu’un récepteur de dynamiques artistiques. Il est aussi artiste. Poète avant tout, mais aussi écrivain, peintre, journaliste, graphiste, architecte. Dans ses chantiers, la réflexion sur le constructivisme, ce -isme qui le tient à cœur. Eveillé et en recherche. Admiratif de Malevitch et Lissitzky, il élabore ce lumineux projet de kiosque, qui mêle expérimentations sur la typo et l‘architecture, la géométrie et l‘abstraction, la couleur et sa définition dans l‘espace architectural. Kassák ne se fourvoiera jamais et restera jusqu’à sa mort un artiste-prolétaire. Sa vie, il la relate en 1972 dans un livre autobiographique, Vagabondages publié aux éditions Corvina.
L’angle retenu par la commissaire d‘exposition, Edit Sasvári, directrice du Musée Kassák de Budapest, est astucieux. Car son traitement thématique appelle une mise en relation avec l’actualité géopolitique ; notamment la montée des nationalismes en Europe, plus particulièrement en Hongrie. Rendre compte des échanges et des relations de la revue Ma avec les autres cercles européens, se lit donc en contrepoint comme une piqûre de rappel. Un rappel de l’Histoire. Vivifiant. Enfin, hormis son intérêt pédagogique, cette exposition est aussi l’occasion pour les institutions hongroises de rendre hommage à l’une de ses figures culturelles. Une figure charismatique, ancrée dans les révolutions de son époque. Une figure indépendante.
– Une vie en revues –
Novembre 1916. Hongrie. La concurrente de la revue avant-gardiste, Nyugat, A Tett (L’action), fondée le 1er novembre 1915 par Lajos Kassák, se voit interdite de publication. La faute à un dernier numéro au message antimilitariste et internationaliste qui reste en travers de la gorge de la censure. Téméraire, Kassák ne baisse pas les bras, et lance la même année une deuxième revue, Ma (Aujourd’hui). Des périodiques, au total, Kassák en fondera quatre. Le but : promouvoir les courants esthétiques d’avant-garde, les mouvements en -isme : constructivisme, futurisme, expressionnisme, dadaïsme. En quelque sorte, Ma est la réponse hongroise aux revues allemandes, Die Aktion et Der Sturm, toutes deux fondées au début de la décennie. Des revues très influentes avec lesquelles, à partie de 1918, Kassak établira de nombreuses relations, et dont il sera le porte-parole en Hongrie. A la différence prêt que l’activisme politique n’est pas le but principal de la revue. Kassák place l’art au-dessus de la politique. L’art, par essence, pour lui, est révolutionnaire. Et son inféodation à la politique un des points-clefs du manifeste de la revue, qui, par-delà un positionnement activiste de plus en plus marqué, reste néanmoins une revue artistique.
C’est dans cette optique qu’en 1917 il en élargit son champ d’action. Ouvre une galerie à l‘exemple de la galerie Der Sturm (Berlin). Une exposition l’inaugurera, cette galerie, avec les travaux de János Mattis Teutsch. Pour une parution d’avant-garde, Ma bat des records de longévité avec 35 numéros. Même si elle n‘atteint pas celle de ses consoeurs allemandes, la revue sortira jusqu’en juin 1925, et ce malgré une instabilité politique croissante qui atteint son climax en 1919. 1919 : année-charnière pour Ma, mais aussi pour le prolétariat hongrois. L’activisme, qui s’affirme alors clairement en sous-titre sur la couverture du numéro du mois de février 1919, attire les foudres de la République des Conseils de Hongrie (ou Commune), pourtant soutien indéfectible de la revue depuis son lancement. Grief invoqué : une ligne éditoriale qui, selon György Lukács, commissaire à l‘instruction, « suinte la décadence bourgeoise ». Avec la Commune, le divorce est consommé. Lajos donne une fin de non recevoir à Belà Kun. Car l‘artiste et l’ouvrier, voilà les deux centres d’intérêt principaux de Kassák. Que résume Munka (Travail) (1928-1938), dernière revue qu’il crée en 1928. Lajos apprécie peu les doutes de Kun sur l’intelligibilité des avant-gardes par la masse. Ce qui le renforce dans l’idée que l’éthique humaine doit l’emporter sur le fonctionnement d’un parti. « Les artistes progressistes sont dans l’obligation de décider eux-mêmes des questions spécifiques de leur création artistique.» (3) La République des Conseils de Hongrie tombe le 1er août 1919. L’été marque l’arrêt de publication de Ma en Hongrie et l’instauration de la Terreur Blanche. Kassák, membre du directoire des écrivains, ne s’en tire pas trop mal. Quelques mois d’emprisonnement. Une fois libéré en 1920, comme bon nombre d’intellectuels hongrois inquiétés par le régime communiste, il prend la tangente, et s’installe à Vienne. Relance Ma qui connait un nouveau souffle. A l’efficacité remarquable. Avec de nouveaux collaborateurs : László Moholy-Nagy et Ernő Kállai, de nouveaux projets, de nouveaux ateliers. Ils y tiendront rédaction jusqu’à l’arrêt définitif de la revue en juin 1925.
– La période viennoise de Ma et son internationalisation –
Comme beaucoup d’acteurs de l’époque, Lajos Kassák prône la modernité dans les arts avec une ténacité, un esprit de persuasion et une conviction inédites – d’aucuns diront intransigeant, voire tyrannique -. Très à l’écoute, il aspire à un art synthétique, encyclopédiste. C’est pourquoi, dès son premier numéro, Ma s’emploie à mettre en lumière des démarches esthétiques innovantes. Révolutionnaires. A l’honneur : la jeune création hongroise. La priorité de Ma. Dans le cercle des contributeurs, de jeunes artistes exclus des institutions. Lajos invite dans ses pages amis, talents et figures de l’avant-garde hongroise à présenter leurs œuvres : Béla Uitz, Iván Hevesy, Sándor Bortnyik, Ernö Kállai, János Máttis Teutsch, László Moholy-Nagy. Toute discipline confondue. Les encourage. Publie des représentations d’œuvres d’artistes, de peintres (János Mattis Teutsch), ainsi que des extraits de partitions de musiciens hongrois (Belà Bartok). Ses champs d’exploration disciplinaire sont larges : littérature, peinture, musique. Lajos suit sa ligne internationaliste, et s’ouvre. Sur de nouvelles disciplines, de nouveaux genres : le surréalisme, l‘architecture, les technologies émergentes. Et sur la création internationale. Au programme : des représentations d’œuvres expressionnistes, cubistes – Franz Marc, Pablo Picasso -, dadaïstes – Kurt Schwitters, George Grosz – et bien sûr constructivistes. Il les aime bien, Lajos, les constructivistes. Entre autres, le sculpteur Alexander Archipenko, le pluridisciplinaire El Lissitzky, le photographe Laszlo Moholy-Nagy.
L’exposition choisit de mettre en perspective la période viennoise de MA. De 1920 à 1925. Période pendant laquelle Kassák joue un rôle important dans le développement des échanges internationaux entre les différents mouvements d’avant-garde. Notamment un, notable, avec Theo Van Doesburg, fondateur du mouvement De Stijl. Documents originaux, photos et planches explicatives jalonnent une exposition dont le but est de « témoigner de l’importance primordiale des revues de l’avant-garde pour la diffusion des nouvelles tendances artistiques dans l’Europe des années 1920.»
(1), in préface de Sándor Bortnyik par Lajos, album 19MA21, 1921 ; cité in Sonia de Puineuf, Olivier Deloignon, Alena Kubova-Gauché, Architecture et Typographie, Éditions B42, 2011.
(2), in Esquisses d’autoportrait, Lajos Kassak, 1963; cité in Destins croisés de l’avant-garde hongroise 1918-1928.
(3), in Beyond Art: A Third Culture: A Comparative Study in Cultures, Art and Science in 20th Century Austria and Hungary, Peter Weibel, 2005.
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