Le « garçon de vingt ans » de Foucault à l’épreuve du temps : le nôtre.
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Thierry Voeltzel est né en 1955, comme tout le monde. Passé la vingtaine, il est un peu paumé : militant actif dans les mouvements homosexuels et maoïstes, il enchaîne les petits boulots, ne veut pas faire partie des nantis, se cherche… comme tout le monde. Un jour qu’il fait de l’auto-stop, son chemin croise celui du philosophe Michel Foucault : ils passeront la nuit ensemble, puis des journées entières immortalisées sur des bandes d’enregistrement. Ce faisant, c’est comme une petite révolution qui s’installe avant la plus grande, la sociale. Tout du moins Thierry Voeltzel l’espère-t-il. Comme tout le monde.
« A la porte de Saint-Cloud, je marchai vers l’autoroute, trouvai un endroit où les voitures pouvaient s’arrêter facilement et levai mon pouce au-dessus d’une pancarte où j’avais écrit en grosses lettres : CAEN. Assez vite, une petite voiture blanche s’arrêta. Le conducteur, un homme chauve, veste très élégante, inhabituelle, m’invita à monter. En stop, j’ai d’habitude peu de mal à deviner à quel genre de personne j’ai affaire, cette fois la voiture ne correspondait pas au conducteur qui n’avait rien d’un représentant de commerce. Les lunettes cerclées d’acier, cette veste à grands carreaux, le polo ras du cou et cet intérêt constant pour tout ce que je disais. Mon voyage au Canada, les EtatsUnis, mes idées, la maison familiale où j’allais, mes amis, mes lectures, rien ne le laissait indifférent. L’écoute de mon conducteur n’était pas ordinaire, il me relançait, voulait des précisions. Arrivé aux lectures, il devint presque gourmand : ce que j’avais lu et aimé, lu et pas aimé, ce que je voulais lire. Son intérêt s’intensifia quand je racontai ma visite de la veille à la librairie Maspero et ce Pierre Rivière que j’avais longuement feuilleté. L’oeil était si joyeux que je lui demandai : « Ne seriez-vous pas Michel Foucault ? », Thierry Voeltzel, Saigon, juin 2014.
Il faut dire que pour le philosophe, le jeune homme est un objet de fascination immédiate et donc d’étude. Voeltzel est « le garçon de 20 ans » par excellence : à la façon dont Balzac dépeignait à son époque « la femme de 30 ans« , Foucault transforme le jeune homme en objet d’admiration, autant ami qu’amant, une icône bien vivante et vibrante cette fois-ci.
De cette rencontre et de ces échanges fut publié un livre en 1978, « Vingt ans et après » (réédité en 2013 chez Verticales) et que Foucault souhaitait initialement intituler « Letzlove », anagramme symbolique de Voeltzel.
De ces entretiens, le metteur en scène Pierre Maillet tire à son tour une pièce brillante et passionnante et cela dans le cadre des portraits créés par Elise Vigier et Marcial Di Fonzo Bo à leur arrivée à la direction de la Comédie de Caen.
« L’idée première de ce projet était de rendre palpable, physique et vivante l’impression directe qu’ont provoqué chez moi la lecture de ces entretiens. Mettre en avant la rencontre, et surtout le jeune homme« , Pierre Maillet à propos de « Letzlove Portrait(s) Foucault » (dossier de presse).
Avec une économie de moyens saisissante et pertinente, Pierre Maillet parvient à recréer avec la plus grande des bienveillances, toute la temporalité et l’humanité de ces échanges emprunts de respect autant que d’érotisme. Deux chaises, un projecteur de diapositives, deux micros, suffisent à donner à voir et entendre une relation et toute la complexité du contexte social, identitaire et politique d’une époque qu’elle dépeint.
« Utiliser les outils de tout conférencier, professeur, ou rencontre publique quelconque (du moins en 1975) pour mettre l’intime en lumière avec la même franchise et la même décontraction que son interlocuteur il y a quarante ans« , Pierre Maillet à propos de « Letzlove Portrait(s) Foucault » (dossier de presse).
Si l’homosexualité des deux personnages est bien sûr au centre de la réflexion menée au cours de ces entretiens et de la tension entre ses deux protagonistes, elle devient au final très symbolique d’un combat mené pour l’identité dans un sens plus général qui se cristallise dans la révolution et la violence pouvant/devant s’en faire le vecteur.
Sur le papier, l’ambition d’adaptation de ce texte aurait de quoi faire trembler le spectateur. Pourtant, passé l’épreuve de la scène, le spectacle est au contraire terriblement accessible : parce qu’il donne à voir l’esprit libertaire d’une époque très justement au travers du regard d’un jeune homme de vingt ans, le spectacle n’a de cesse de jouer avec la contemporanéité du spectateur et sa sensibilité. En cela, Letzlove portrait(s) Foucault rejoint les dernières propositions de Pierre Maillet qui continue de tisser un fil ténu et cohérent entre les grandes œuvres iconiques et controversées du 20e siècle (comme pouvait l’être par exemple la trilogie Flesh, Trash, Heat de Morrissey adaptée dans le deux volets de Little Joe) et notre époque. Interroger nos existences (qu’elles soient sociales, politiques, sexuelles…) à la lumière du passé tel que permis par le théâtre.
Au niveau de l’interprétation, le jeune Maurin Olles est exemplaire de précision et d’authenticité.
« En lumière le jeune Thierry, un garçon d’aujourd’hui et surtout du même âge. Etant très lié à l’Ecole de la Comédie de Saint-Etienne, (je suis le parrain de la promotion 27 qui sortira en 2017) j’ai proposé à l’un des élèves sortants, Maurin Olles, de l’incarner. Quant à moi je me charge des questions. Mais pour déjouer l’interview classique et surtout respecter le souci d’anonymat initial de Foucault afin de mettre en avant le jeune homme et pas lui, je ne suis pas « physiquement » sur le plateau. J’interviens de la régie, en tout cas avec le public entre nous« , Pierre Maillet à propos de « Letzlove Portrait(s) Foucault » (dossier de presse).
De son côté et comme bien souvent, Pierre Maillet est d’une truculence gourmande lorsqu’il s’agit de redonner à voir et entendre la curiosité grivoise de Foucault, attitude parfois trop souvent édulcorée lorsqu’il s’agit de parler du philosophe. Au contraire de son travail sur Pierre Molinier, le comédien ne cherche pas tant ici à imiter Michel Foucault qu’à lui donner une simple voix, bien plus en retrait face à l’objet de fascination qu’est le jeune Thierry, et c’est d’ailleurs à lui que revient tout l’essentiel du propos, Foucault n’étant au final dans l’histoire, que le passeur anonyme qu’il souhaitait être.
« Foucault : une présence attentive, curieuse, affectueuse, qui cherche, où on en est, qui on est, qui est l’autre. Qui refuse les normes, les définitions préétablies. Qui accueille l’autre dans un souci passionné de l’inconnu, dans un refus radical de réduire l’autre à ce qu’on croit savoir de lui. Et incite, provoque, une parole vraie, qui permet à l’autre de chercher avec lui, qui ouvre un dialogue merveilleux qui circule, entre générations, entre milieux, entre pratiques différentes, et qui restitue en acte, qui prolonge, ce qui s’est passé, ce qui a eu lieu en 68« , Leslie Kaplan à propos de « Letzlove Portrait(s) Foucault » (dossier de presse).
A noter que la pièce se termine par une sorte de mise-en-abîme, nous donnant à voir Maurin Olles alors enfant, au milieu d’une manifestation de la CGT, preuve s’il en était que le propos de « 20 ans et après » est on ne peut plus contemporain… Et que Maurin Olles est un Thierry Voeltzel comme tout le monde.
Letzlove est une pièce importante qui, sous une forme qui peut paraître absconse sur le papier, développe une humanité des plus intéressantes et accessibles, miroir d’une époque en écho de la nôtre. Essentielle autant que nécessaire et donc à ne pas rater.
A découvrir jusqu’au 21 janvier au Théâtre Monfort.
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