L’Homme qui se Hait, la nouvelle proposition du duo Podalydès / Bourdieu, ne tient que grâce à la première demi-heure et l’interprétation de Gabriel Dufay. Pour le reste, mieux vaut ne rien en attendre au risque de trouver le temps long…
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La pièce L’Homme qui se Hait débute par une démonstration habile et pertinente qui concerne l’Homme Qui se Hait. C’est une conférence là-dessus. L’Homme qui se Hait peut-il s’aimer ? L’Homme qui se Hait doit-il se haïr pour s’aimer ? Peut-on aimer l’Homme qui se Hait ? Vingt minutes d’un long monologue philosophique amusant. C’est celui du Professeur Winch, figure charismatique et centrale de l’UPA (Université Philosophique Ambulante), dont on comprend assez vite qu’il parle de lui lorsqu’il tente de cerner L’Homme qui se Hait dans le langage-même. Barbu, gominé, cintré dans un costume trois-pièces : il est un professeur un peu fou autant qu’excentrique aussi. Colérique parfois. Insupportable, constamment. Il est, à n’en pas douter, l’Homme qui se Hait parce que c’est évident et que c’est comme ça. Etabli.
« Winch_ Je ne suis pas ici pour être aimé », L’Homme qui se Hait, Emmanuel Bourdieu.
Alors que la salle est encore éclairée, le spectateur tend l’oreille, amusé, essaye de suivre cette démonstration fine et très bien écrite sur L’Homme qui se Hait, y assiste véritablement, y fait face. Il a comme payé pour voir une conférence de Winch. C’est une entrée en matière un peu violente, frontale, mais c’est assez passionnant tout de même que de suivre les méandres de cette réflexion sur L’Homme qui se Hait. D’en comprendre la logique aussi bien que l’absurdité. Ça rappelle un peu
Ionesco à bien des égards. On en attend quelque chose et on est curieux de la suite.
(c) Clémentine Abdulrab
Mais alors que la pièce prend du recul et tente par la même occasion de trouver un second souffle en insérant les deux personnages secondaires (les deux assistants du professeur Winch, Irène (Clara Noël) et M. Bakhamouche (Simon Bakhouche)) et en développant les liens qui les unissent, elle perd de son sens et se vide à la façon d’un ballon de baudruche. Autant être prévenu : il n’y aura plus aucun sursaut. L’ennui gagnera tout.
La faute à qui ? À quoi ?
Certainement pas à Gabriel Dufay, exceptionnel dans son interprétation précise du Professeur Winch (son jeu, rappelant par endroits celui de Philippe Noiret dans les gestes et la voix, est véritablement brillant de justesse) ni à la mise en scène de Denis Podalydès (de la Comédie Française) qui, bien que maladroite à certains moments, reste sobre et somme toute classique (une perte de vitesse peut-être lors de la scène de nuit qui s’étire un peu trop, ou bien encore des changements à vue un peu longuets… ).
Alors ?
Le texte d’Emmanuel Bourdieu ?
Le texte d’Emmanuel Bourdieu.
Sans aucun doute.
Un texte qui démarre avec une idée forte, mais qui ne sait que faire de cet essai pour le transformer. Lui donner plus de corps. Ainsi, ce monologue de départ qui aurait dû en rester là se voit malheureusement délayé dans une réflexion lourdingue sur le langage, le charisme et la manipulation sur plus d’une heure et demie, et cela sans aucune théâtralité. Le Professeur Winch manipule son monde de la même façon qu’il le fait avec ses deux assistants. Et ? Il est perdu et ne se trouve plus. Et ? Il perd peu à peu de son pouvoir, il devient fou. Et ? Il se hait, il est L’Homme qui se Hait. ET ?
(c) Clémentine Abdulrab
Bien sûr il y a deux trois idées, comme la rébellion de l’assistant M. Bakhamouche et l’idylle malsaine avec Irène. Un certain humour également.
« Madame Irène – Permettez-moi, Mesdames et Messieurs, de profiter de ce moment d’attente, pour vous faire part de l’actualité du professeur. Je vais, tout d’abord, passer parmi vous, pour vous distribuer le programme de notre tournée 2012, ainsi qu’une fiche d’inscription à la société des amis du professeur que vous aurez l’exquise gentillesse de bien vouloir remplir et déposer, tout à l’heure, en sortant de la salle de conférence, dans une urne prévue à cet effet. Vous verrez que cette dernière comprend deux bons de commande, l’un destiné, si j’ose dire, aux simples spectateurs, venus nous trouver pour le seul plaisir de la « belle pensée », comme dit si bien le professeur, et qui souhaiteraient, après l’illumination que sera, pour eux – je n’en doute pas – cette première conférence, acquérir une de nos publications – articles, livres, interventions télévisées ou radiophoniques, etc. – sinon un simple souvenir – portrait, buste, autographe, empreinte digitale, boucle de cheveux, etc. – , et l’autre, aux éventuels responsables institutionnels, susceptibles de s’intéresser à la venue du professeur dans leurs villes, salles, yacht, gym, clubs ou autre, ce dernier étant conçu, comme vous pourrez le constater, de façon à ce que vous puissiez composer, pour ainsi dire « à la carte », votre propre cycle de conférences. Je me permettrai également de joindre à toute cette « paperasse » (petit rire) ce stylo-bille, aux couleurs, si j’ose dire, du professeur, dont nous aurons le plaisir de vous faire cadeau », L’Homme qui se Hait, Emmanuel Bourdieu.
Cela ne suffit pas.
Le problème de ce texte provient du fait qu’il se contemple constamment et enfonce quelques portes ouvertes en surjouant l’effort artificiellement.
En témoigne ce long monologue sur cet Autre qui serait nous-même, ce regard extérieur qui nous jugerait et avec lequel on aurait du mal à communiquer.
« Winch – Souvent, je parle avec un ami. Il me confie des choses. Ou bien c’est moi. Et nous nous écoutons, chacun à notre tour. Avec toute l’attention requise. Alors je me demande : est-ce que tout cela n’est pas une illusion ? Est-ce que nous ne faisons pas semblant ? Chacun, de nous écouter, de nous intéresser, tant que ça, à ce que l’autre dit ?
Un temps.
Winch – Je te parle et il me semble que tu es loin. Je te parle et j’ai l’impression que nous nous trompons l’un l’autre – et nous-mêmes, en même temps ! Nous croyons nous confier. En réalité, nous ne faisons qu’effleurer les choses, les recouvrir d’images et de phrases toutes faites, contourner l’obstacle. Jamais nous n’atteignons, ni même ne visons seulement une quelconque réalité, les choses, comme on dit, telles qu’elles sont, indépendantes, extérieures, sans apprêt. Nous jouons avec des mots, nous les alignons dans des phrases qu’à leur tour, nous mettons soigneusement bout à bout, mais, derrière, il n’y a rien ! Nos phrases sont, toutes, plus creuses, plus vides les unes que les autres. Nous les échangeons, pourtant, avec des airs très mystérieux, entendus, comme s’il s’agissait de denrées précieuses, de perles inestimables. En vérité, rien ne se passe vraiment entre nous. Nous nous donnons le change, nous sauvons les apparences – voilà ce qui se passe – nous jouons le jeu, parce que nous avons besoin d’y croire, parce que nous crèverions de désespoir s’il nous fallait voir notre solitude en face. En vérité, chacun reste muré dans son monde intérieur – qu’il ne connaît même pas ! Plus nous nous parlons et plus nous nous éloignons l’un de l’autre et de nous-mêmes, comme deux morceaux de banquise à la dérive, emportés par des courants contraires. Nos discours sont comme ces formules de politesse toutes faites, vides de sens, que nous produisons, la plupart du temps, sans y penser, ni même les comprendre. Nous croyons nous confier, oh oui, et nous pataugeons dans la convention, dans le cliché le plus total. Je voudrais bien, pourtant, que tu m’entendes, une fois, que tu me comprennes !
Un temps.
Winch – J’ai tellement parlé dans tous les sens, que je ne sais plus parler. J’ai usé mon langage, jusqu’à la corde, jusqu’à ne plus savoir dire quelque chose à quelqu’un. Je voudrais réapprendre à parler vraiment. Est-ce que vous m’entendez ? Est-ce que vous comprenez ce que je vous dis ? Et est-ce que je vous dis quelque chose ? » L’Homme qui se Hait, Emmanuel Bourdieu.
(c) Vladimir Vatsev
Et ?
Bourdieu fait de cette idée somme toute intéressante, une longue démonstration qui s’étend, s’étend et qui prend la forme du concept franchement bébête du « Regnarts » (stranger à l’envers… mouais…), enfonçant ainsi un clou déjà bien planté autant que le spectateur consterné dans son fauteuil.
« Winch_ Je ne suis pas ici pour être aimé », L’Homme qui se Hait, Emmanuel Bourdieu.
Au final : c’est long, trop et ça manque cruellement de théâtralité et de corps malgré le talent et l’investissement des comédiens…
Dommage, car ça commençait si bien…
A voir jusqu’au 28 février au Théâtre National de Chaillot puis en tournée :
sur la Scène National du Havre Le Volcan et au Théâtre Vidy-Lausanne du 5 au 24 mars.
Texte Emmanuel Bourdieu
Mise en scène Denis Podalydès * et Emmanuel Bourdieu
Scénographie Éric Ruf *, Delphine Sainte-Marie
Costumes Christian Lacroix
Lumières Stéphanie Daniel
Son Bernard Valléry
Regard chorégraphique Kaori Ito
Création maquillage et coiffure Véronique Soulier-Nguyen
Avec Simon Bakhouche, Gabriel Dufay, Clara Noël
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Entendu dans la salle :
"_ Alors, tu as aimé ?
_ J’ai absolument pas envie d’en parler tellement j’ai détesté…"
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