On retrouve dans Lucide tout ce qui fait la force de l’écriture de Rafael Spregelburd : un rythme enlevé incroyable, des dialogues ciselés, une intrigue toute à la fois fantasque et intelligente, un attrait pour les mondes parallèles et les personnages à la limite de la schizophrénie, un final aux allures apocalyptiques et c’est avec brio qu’une nouvelle fois Marcial di Fonzo Bo s’en empare.
L’histoire de Lucide suit le questionnement de Lucas (Micha Lescot), jeune homme perdu et malmené entre une mère trop présente (Karin Viard) et une sœur au contraire bien trop absente (Léa Drucker). Parce qu’il est en recherche de lui-même, Lucas parvient, par le biais de ce qu’il appelle ses « rêves lucides » et avec l’aide de son thérapeute l’énigmatique Jean-Jacques Rosso, à créer un univers parallèle dans lequel il peut contrôler tout son petit monde. Ce don s’avèrera très utile pour combattre une situation abracadabrantesque sur laquelle plus personne ne semble avoir de prise et ainsi s’en échapper. Mais comme d’habitude chez Spregelburd, rien n’est jamais si simple : la réalité n’est pas forcément là où on croit qu’elle se trouve et les cartes peuvent être constamment redistribuées.
De manière globale, Lucide utilise l’hystérie de personnages improbables pour tisser une trame plus complexe et plus grave qu’il n’y parait de prime abord. Il y a de la douleur dans Lucide et elle se trouve justement derrière la singularité faussement caricaturale des différents personnages. Cette pièce est d’ailleurs un délice pour le spectateur puisqu’elle propose une galerie de personnalités aussi bien déjantées qu’attachantes des plus survitaminées. Karin Viard est sincèrement (et sans flagornerie aucune) splendide en Tété, cette mère survoltée en perte de contrôle et la comédienne parvient à traverser avec talent cette partition exigeante avec un réel plaisir qui atteint le spectateur. Les jeux de Micha Lescot et de Philippe Vieux quant à eux, s’ils peuvent agacer dans leur outrance et leur manque de finesse pourtant justifiés, génèrent de nombreux fous rires indéniables.
(c) Christophe Raynaud de Lage / WikiSpectacle
On l’aura compris, on rit beaucoup dans Lucide et ce qui frappe dans cette mise en scène, c’est le plaisir véritable que prennent les comédiens qui, s’ils s’adonnent donc parfois au cabotinage qu’autorise le texte, partagent avec la salle cette même envie de se divertir intelligemment, car c’est très exactement cela que permet Spregelburd. En effet, si Lucide s’avère plus légère que les pièces extraites de l’heptalogie (la Estupidez, la Paranoïa, la Panique, l’Entêtement…) précédemment proposées par Marcial di Fonzo Bo, elle conserve sa part de singularité en suggérant une seconde lecture plus complexe. La façon notamment avec laquelle les personnages de Lucas et de Tété réinventent le monde qui les entoure en les intégrant dans leur vision personnelle est particulièrement pertinente à l’instar de cette scène durant laquelle la mère réinterprète les intentions de sa fille en la diabolisant de manière très injuste. Et si le texte de Spregelburd accuse certaines longueurs à mi-parcours, on ne peut que constater cette volonté du dramaturge argentin de satisfaire à la fois spectateurs et comédiens en les rassemblant dans un amusement commun. Malheureusement (mais cela reste anecdotique), le dénouement eschatologique si caractéristique du théâtre de Spregelburd s’avère ici quelque peu téléphoné et ne convainc que moyennement : le dramaturge multipliant les indices tout au long de la pièce, ce qui se voulait coup de poing se révèle, lorsque l’on connait l’attrait de l’auteur pour les énigmes, facile.
Soulignons également la façon qu’a Spregelburd de se réinventer pièce après pièce en proposant un vision décalée et toujours judicieuse du monde et de son histoire (l’évocation de la suprématie américaine est dans Lucide jouissive) sans jamais se répéter dans la forme. Cet éclectisme de l’auteur est d’ailleurs depuis quelques années brillamment servi par le metteur en scène dont on ressent l’admiration sincère à chaque collaboration.
Au niveau scénographique, on retrouve dans Lucide quelques clés déjà investiguées précédemment par Marcial di Fonzo Bo : un appartement aux lignes graphiques froides et épurées (La Tour de le Défense), une perspective toute en profondeur et un panneau lumineux latéral (La Mère). En ancrant la pièce dans les années 70-80 (tout du moins au niveau visuel, le texte étant bourré de références contemporaines), le metteur en scène s’amuse avec les codes de l’époque, du choix de la tapisserie à celui des accessoires tel ce téléphone vintage si caractéristique. Les références, comme souvent chez Marcial di Fonzo Bo et Spregelburd, sont cinématographiques et on ne peut s’empêcher de penser à Almodovar ou bien à David Lynch. Le choix en revanche d’une scène écrasée en hauteur renvoyant semble-t-il au cinémascope s’avère maladroit puisqu’il limite au final la scène en la confinant à l’horizontalité. Pas certain que les spectateurs du balcon au niveau latéral aient apprécié…
Pour conclure, Lucide est une pièce réussie et faussement légère qui fonctionne à merveille grâce notamment à l’interprétation parfaite de comédiens énergiques et qui atteint son but : divertir tout en questionnant.
Entretien avec le metteur en scène :
http://www.culturopoing.com/Art/Entretien+avec+Marcial+Di+Fonzo+Bo-4593
Petite note à l’intention de Monsieur Joey Starr présent dans la salle le soir de la représentation : il aurait été assez appréciable que vous ne discutiez pas avec votre voisin tout au long de la pièce et ne gâchiez ainsi le plaisir des spectateurs assis non loin de vous par vos chuchotements peu discrets, invasifs et permanents…
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