Depuis 2006, les jeunes plasticiens Florentine & Alexandre Lamarche-Ovize font création commune. A l’instar de nombreux couples qui évoluent dans l’art contemporain, cette cocréativité les fait avancer. Mieux, elle les galvanise en leur offrant de nouveaux champs d‘exploration, des angles diversifiés, de la profondeur et du relief. « Il y a toujours un moment de désaccord à partir duquel tout se cristallise», explique Florentine qui ne tarit pas d’éloges sur cette complémentarité. « […] Avec Alexandre, j’ai trouvé un partenaire contradictoire, et c’est très important car pour moi une forme doit toujours être contredite […] Etre à deux, cela permet de prolonger la zone critique. » Singularités et différences alimentent une recherche qu‘ils investissent comme de véritables enquêtes plastiques. Qu’ils concrétisent ensuite sous forme d‘installations, de performances, d’expositions collectives ; parfois d’ateliers. Pierres de taille d’une œuvre globale en perpétuelle transformation, ces installations, ils les pensent, les discutent, les réalisent dans leur vaste atelier de la Seine-Saint-Denis. Un espace de création, de vie aussi. Une base polyfonctionnelle à l’image de ces projets qui les habitent au jour le jour. Ce «cadavre exquis qui se régénère en permanence au contact de la problématique du quotidien », cette ruche d’idées mellifères qu’ils évaluent, sélectionnent, mettent en forme dans leurs hérotopies. Sans certitude surtout, mais dans une reconsidération permanente. A ses hérotopies, Alexandre apporte douce excentricité et décalage, un sens de l‘auto-dérision marqué et une approche bien à lui. A double effet cette approche coup de poing, selon ses propres termes, et qui se dilue dans le leurre. Florentine, elle, insuffle son goût pour les univers oniriques et baroques, le croquis, la composition et le détail.
– Techniques d’hétéréogénéité et d‘hybridation –
A chacun ses terrains de prédilection. Alexandre privilégie l‘objet et l‘image. Florentine, le dessin. A chacun d’ébaucher, selon sa propre gestuelle, supports et matériaux à partir du réel ou de l’imaginaire. Quelques notes d’intention en amont : de courts textes, des contraintes, des défis. Une combination et une alternance du masculin/féminin qui concourt à l’hybridation d’un travail qui, essai après essai, dessine un langage commun. La langue, c’est d’ailleurs l’une de leurs préoccupations. C’est pourquoi ils accordent une attention particulière à la langue des signes. Ce qui les attire : la richesse formelle du lexique, la nature du signe. Image, geste, sculpture et écriture, ils y trouvent condensés là quelques-uns de leurs thèmes de recherche. A cette intention, ils développent une batterie de subterfuges afin de mettre en dialogue, interrelation, association ou opposition certaines facettes de leurs travaux. A commencer par les espaces en présence : l’espace d’exposition, celui des éléments, enfin les infra-éléments. Ses potentialités spatiales, ils les prospectent. Au public ensuite de les appréhender. « Nous poussons le visiteur à la déambulation plus qu’à la frontalité« . Un ensemble sans cesse repensé dans des espaces volontairement trompeurs comme chez Rockenshaub. Ces espaces intentionnels, Lamarche-Ovize les scénographient dans des narrations fragmentées, dispersées, faisant la part belle au détail, au fragment, aux strates. On vous le disait en préambule, la démarche artistique de Lamarche-Ovize, c’est l’enquête plastique.
Indices et pistes sont disséminés dans les installations, notamment dans ce qu’en première approche on pourrait prendre pour des sculptures ; au final, qui tiennent bien plus de la marionnette. Antichambre de l’animation – option que ne rejette pas d’aborder un jour à leur façon les deux plasticiens – cette hybridation vise à l’émergence d’interstices à lectures multiples. Parfois humoristiques, souvent poétiques, toujours émouvantes. Des situations emplies de fragilité, d’équilibre précaire, de grâce funambule qui, par éclats, éclairs, touches et correspondances, se révèlent en révélant le minuscule et les petits riens. Ce souffle qui fait battre le quotidien. Une de leurs inspirations, précise Florentine, c’est le travail collaboratif de Jean Arp et Sophie Taeuber. La modulation des éléments et leur interactivité sont une des clefs de leurs dispositifs. Dans la liste de leurs pratiques : dissémination, concrétion, suspension, superposition dans un jeu sur l’image, les volumes, la richesse visuelle. Jubilatoire cette richesse qui s’articule autour de la matière, de ses propriétés sur une structure qui s’amuse des antonymes : construction/déconstruction, organisation/désordre, plein/vide. Richesse du fond et de la forme. Richesse des matières : carton, papier, bois, tissu, papier journal, papier Kraft, céramique, métal, dans une réflexion poussée sur la densité, naturelle ou de traitement (transparence, pleins, creux, calques, décalages ) et les résistances, en particulier dans les sculptures ready-made ; ces marionnettes dont Alexandre examine les mécanismes.
– Enjeux des jeux –
La forme importe donc pour ce qu’elle fait sens dans son environnement, dans un dialogue avec les autres éléments au cœur des dispositifs. Profusion, foisonnement, stratification, répétition par accumulation, déclinaison, sérigraphie signent aussi l’identité de Lamarche-Ovize. Dans la redondance de couleurs, de motifs, de formes, de signes. L’agrégat de formes naturelles, créées ou artificielles. Collées, assemblées à partir d’éléments récupérés, recyclés. Des objets de toute sorte qu’Alexandre déniche au gré de promenades urbaines. Un critère : que ces objets soient usagés, qu’ils portent trace de vie. Car ce qu’érigent Lamarche-Ovize, c’est bel et bien un art de l‘ultra accessible, de l’économique proche de l’art brut, du ready-made, de l’arte povera, du DIY. Un art qui repose sur la péremption, l’expérimentation in situ des processus de dégradation naturelle des objets dans une acception inversée de la conservation muséale. Et – paradoxalement, mais sûrement – un art du renouvellement. Un art qui intègre les aléas du réel : échec, erreur, défaillance ; qui démontre le fonctionnement de la machine humaine et du cerveau. En synthèse, leur travail interroge la société de consommation et la place de l’individu. Pour ce faire, ils misent sur un traitement : la ludicité. « [La] critique ne s’incarne pas dans un discours engagé mais passe par le ludique. L’Œuvre sollicite l’imaginaire du spectateur, son enfance et son innocence perdue. C’est l’éloge du sens par le jeu » analyse Mona Hatoum. Par des processus mentaux (projections, emboitements, reconstructions mentales, associations et reconstitution) au sein de dispositifs qui ne rechignent pas à recourir à des stratagèmes adaptés : cadavres exquis, jeux de pistes etc…. Des jeux sur les formes, les cadres, les délimitations, les bornes et les marges : feuille, mur, (Entropía suave de Sarah Bernhardt y El único fruto del amor); premiers et seconds plans dans un esprit cartoon et cinématographique.
Par certains côtés, leur travail rappelle celui de Jessica Stockholder (nature des matériaux, mise en scène, parti-pris chromatique). Leurs inspirations, le couple n’est d’ailleurs pas avare d’en discuter, d’en expliciter l’influence sur leur travail. Ils les indiquent, les commentent, les contextualisent. Dans leurs bagages référentiels, des contemporains : Richard Turtle, Jean Arp, Rockenschaub et Martin Kippenberger pour lui. Sophie Taeuber pour elle. On pourrait, en complément, rajouter Zbyněk Baladrán et Mia Pearlman. Pour l’histoire de l’art : arte povera, esthétique relationnelle, ready-made, culture pop, surréalisme, lowbrow-art. D’autres arts enrichissent leur réflexion. Principalement la littérature, mais aussi le cinéma, la BD à laquelle Florentine emprunte le procédé du story-board, de la narration par case, par bulle ; tous points de départ, clins d’œil ou matière des narrations et des fictions. Sans parler des techniques cinématographiques (focalisations, décadrages, montages) qui diversifient prodigieusement leurs dispositifs.
Comme évoqué précédemment, cette ludicité établit aussi naturellement une passerelle avec le monde de l’enfance, que Florentine réactive par le recours au dessin. Eminement stimulant pour sa plasticité, sa spontanéité, sa simplicité et néanmoins infinie richesse – des matériaux, des signes, des graphèmes – ce monde de l’enfance et ses modes d‘expression. « Ce dessin [qui] revient aux origines» selon Ernest Pignon-Ernest.
– L’enchantement : un regard, une attitude, une résistance –
La maison enchantée – exposition visible à l’URDLA – tire son nom d’une litographie de Rodolphe Bresdin, graveur du XIX siècle quelque peu tombé dans l‘oubli. Le corpus rassemble des pièces uniques (sculptures, dessins, installations) et des estampes réalisées par Florentine & Alexandre Lamarche-Ovize lors de leurs deux résidences, en 2012 et 2014, à l’URDLA. Ces dernières sont éditées par les ateliers de la rue Francis-de-Pressensé. La maison enchantée ou comment reproduire l’intime dans un espace d’exposition ? C’est ce pari que relèvent Lamarche-Ovize. Cet intime, le couple l’évoque par le biais de symboliques. La porte, d‘abord, celle qui ouvre l’expo ; le journal intime, ensuite, exposé en planches dans une logique apparemment aléatoire et sur différents étages (« Diary »).
Quelques lithos en réunion. Deux lampes qui habillent, et le sol, et l‘espace vide. Lamarche-Ovize varient la proposition conventionnelle – une constante dans leur démarche – en utilisant le mur muséal à la fois comme espace de travail et comme support. A l’accrochage attendu des dessins, des estampes s’ajoute une approche plus originale, très personnelle : le dessin à même le mur, à nu, sans délimitation marquée sinon celle de l‘espace travaillé et d‘arrière-plans en sous-couches. Le mur-page. Le mur semi-animé. Une manière ingénieuse d’habiter, et le mur, et l’espace dans le temps. D’y laisser une trace pérenne à l’exemple de la fresque. Temporalité, trace du quotidien, processus, investissement, tout ça se trouve synthétisé dans le recours à la macule, ces feuilles de passe qui permettent d’effectuer les réglages avant le tirage en lithographie. Cette macule, signe d’une étape et déchet programmé. Cette même macule que Lamarche-Ovize, dans un parti-pris cohérent avec leur travail global, empruntent comme support artistique. Continuité d’une démarche sensiblement véhiculée par ces deux lampes aux abat-jours/filtres vaporeux et cette longue tour bringuebalante, d‘une expressivité touchante, à l’émotion décuplée par une matérialité hasardeuse. Image d’une condition humaine qui s’invite sur le mur vierge, en gros plan, dans un paysage crayonné en noir et blanc ; anonyme paysage au cœur duquel pourtant, on le devine, se glissent des indices, ceux de la maison, au milieu des toits et habitats noyés sous l’abondance du végétal. Espace intérieur et extérieur, matériel et spirituel. Comme souvent, Florentine exploite ce qu’elle appelle la notion de déroulé, ce qu’elle apprécie à l‘œuvre en littérature chez Virginia Woolf.
Le déroulé en croquis, en esquisses, en tentatives de définition d’un quelque chose autour duquel on gravite pour dégager une essence. L’éclairage symbolisé par les deux lampes dans l’espace de déambulation témoigne d’une autre déambulation. Parallèle, celle-là. Celle de la conscience en réglage sur les pièces, à distance, et ces éléments mis en présence à dessein afin que chacun puisse en conclusion tisser son propre enchantement. Cette installation ne fait pas exception à la démarche engagée de Lamarche-Ovize sur le vécu. Ce vécu qui tient sa valeur du regard et de l’attention ; d’une intention et d’une attitude ; d’une volonté sans laquelle la vie n‘aurait ni saveur, ni sens. Précieux est l’intime ; nécessaire et en tension en quête d’un idéal harmonique. Le chantier, le noyau de cette exposition, c’est la maison. Ce chez soi, cet en soi et tout contre soi. Cette maison, problématique parfois malheureusement, dans laquelle l’enchantement n’est ni plus ni moins que l’expression d’une volonté, d’une aptitude, d’un positionnement, parfois d’une rage inoffensive, à révéler le poétique, l’intemporel dans le temporel ; beauté de la vie humaine dans l’usage et l’usure. C’est une des pistes que l’on pourrait envisager devant cette belle proposition de Lamarche-Ovize, duo à la démarche vivifiante, inventive et fine. C’en est une. Reste que chacun d’entre nous y projettera ce qu’il veut, des bribes de son propre vécu et d’autres choses de son for intérieur, dans un manège d’imaginaires en projection qui se rencontreront le temps d’une exposition.
A découvrir à l’URDLA de Villeurbanne jusqu’au 21/11/2014.
(1) in conversation avec Emmanuelle Lequeux, mars 2007.
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