À notre droite, Moriarty, groupe franco-canadien découvert par Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff (créateurs entre autres des cultissimes Deschiens), à notre gauche le dessinateur Philippe Dupuy, et au centre Marc Lainé metteur en scène inspiré. Tout ce petit monde est réuni pour un projet live original réunissant théâtre, musique et dessin : Memories from the Missing Room actuellement en tournée.
–
Explosant avec le titre rétro Jimmy en 2007 (sur l’album Gee Whiz But This Is a Lonesome Town chez Naïve Records), Moriarty est rapidement devenu un groupe incontournable de la scène blues et country, rencontrant par là même un vif succès en France du fait d’une musique exigeante et nostalgique, d’un look décalé et de la qualité de ses concerts aux allures intimistes. Emmené par la charismatique Rosemary Standley, Moriarty distille une atmosphère américaine mélancolique qui ne pouvait passer inaperçue trop longtemps du monde du théâtre tant elle tire de la littérature et du cinéma américain sa substantifique moelle, devenant par elle-même une véritable et riche matière théâtrale.
Et c’est très justement de cette richesse et plus particulièrement de l’album The Missing Room (Air Rytmo / Believe & L’Autre Distribution) qu’est né le projet de Marc Lainé. En effet, depuis quelque temps le metteur en scène questionne dans son théâtre la culture américaine et les grandes figures qui la composent, de l’inquiétant Norman Bates dans Norman Bates Est-il ? aux patineuses et rivales Nancy Kerrigan et Tonya Harding dans le très drôle Break Your Leg proposé récemment.
« Lorsqu’ils étaient en train d’enregistrer The Missing Room, ils [Moriarty] m’ont expliqué qu’ils se demandaient quelle histoire « se cachait » dans la succession des titres qu’ils composaient. Je leur ai proposé alors d’apporter ma propre réponse et le projet Memories From The Missing Room s’est imposé avec évidence. » Marc Lainé à propos de Memories From The Missing Room.
Dans Memories from the Missing Room, Marc Lainé s’attaque tout à la fois à cette figure incontournable de la culture américaine qu’est le Motel au couple en lui-même. C’est effectivement en plaçant la chambre d’hôtel comme le lieu intime par excellence que Marc Lainé tisse la trame d’un petit cauchemar sous fond d’amour, de tromperie et de crime crapuleux. Ainsi le spectacle s’articule autour de l’histoire étrange d’un couple qui se transforme, éclate et se reforme dans cette même chambre, le groupe Moriarty ponctuant à la façon d’apparitions fantomatiques, chacune des scènes, les dessins de Philippe Dupuy illustrant le tout en étant projetés sur le large panneau de bois brut constituant le fond du décor.
(c) Stéphane Zimmerli / Zim Moriarty
Autant le dire tout de suite : le démarrage du spectacle, parce qu’alternant maladroitement et de manière schématique saynètes théâtrales et parties live, nous a tout d’abord refroidis tant il semblait parodique de ces spectacles qui tentent de théâtraliser un concert live en y insérant de la dramaturgie. En effet, le groupe Moriarty apparaît alors sur scène par l’entremise d’un panneau escamotable et disparaît une fois le titre joué, le tout dans un processus binaire assez simpliste. La scénographie parvient pourtant à mélanger par la suite les deux supports avec plus de pertinence en gommant cette alternance et en rendant légitime l’ensemble de la proposition, effaçant ainsi toute artificialité. Rosemary Standley s’intègre alors dans la partie théâtrale, comme un témoin de ce qui se trame : elle commente par les paroles des titres qu’elle chante les actions qui se déroulent, elle entrave les pieds d’un des comédiens avec le fil de son micro à la façon d’un fantôme espiègle que personne ne pourrait voir… Elle devient de ce fait la spectatrice privilégiée de cette relation étrange qui unit cette femme (Priscilla Bescond) à ces deux hommes (Philippe Smith (que nous avions déjà vu dans La Tragédie du Vengeur mis en scène par Jean-François Auguste etDans La Jungle des Villes mis en scène par Vontobel) et Geoffrey Carey (déjà présent sur Break Your Leg)) jusqu’à en devenir un personnage à part entière.
“If we had only looked we could have seen
But the woman chose her man for one night only
And whoever she chose was a helpless soul
Like a needle, like a sting couldn’t go to any other one”, I Will Do, Moriarty.
Si le spectacle ne violente pas à proprement parler l’univers déjà très marqué et de ce fait reconnaissable entre mille du groupe, Marc Lainé a néanmoins l’intelligence d’utiliser la noirceur des textes de Moriarty comme filigrane plus que cette patine rétro si identifiable de la formation. Ainsi, le rêve tient plutôt du cauchemar, et, si l’on sourit souvent, les scènes de suicides et de meurtres n’en demeurent pas moins sombres pour autant (la scène du sac plastique), même si le jeu un peu lourd des comédiens laisse quelque peu bancale cette partie théâtrale.
(c) Fabienne Automarchi
Si le spectacle est plaisant, il est toutefois dommage que l’univers du dessinateur Philippe Dupuy ne soit pas davantage mis à contribution tant il s’avère au final le plus intéressant comme le plus énigmatique. En effet, loin de sombrer dans les facilités de la vidéo pure et simplement projetée, le dessinateur nous propose des réalisations saisies en direct à grand renfort de bassines d’eau, d’encre de chine, de tourne-disque et de praxinoscopes. Son personnage de chien / loup est des plus intrigants et nous aurions aimé que ce potentiel poétique soit mieux exploité.
(c) Fabienne Automarchi
En résumé, s’il ne révolutionne pas le genre par son audace et ses prises de risque, Memories From The Missing Room est un spectacle agréable d’une fraîcheur certaine qui nous permet de (re)découvrir tout l’univers d’un groupe culte et cela dans un format original.