Œil pour œil, dent pour dent, mort pour mort et Mesure pour Mesure : quand Shakespeare joue avec la morale, le metteur en scène Declan Donnellan excelle.
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Le Duc de Vienne (Alexander Arsentiev) cède face à la montée de la violence, la corruption et la luxure. Réfugié incognito et déguisé en frère mendiant, il confie le pouvoir à Angelo (Andrei Kuzichev), un tyran chargé de rétablir l’ordre. Décidé et implacable, ce dernier décide de remettre en place d’anciennes lois plus extrêmes et injustes les unes que les autres. C’est sous le coup de l’une d’entre elles que tombe le jeune Claudio (Peter Rykov) : accusé de fornication pour avoir mis enceinte son amie avec laquelle il n’est pas encore marié, il est voué à être exécuté. Effrayée par cette décision, sa jeune sœur Isabella (Anna Khalilulina), une jeune novice du couvent des Clarisses, implore la clémence d’Angelo l’implacable. Ce dernier propose alors un marché immonde : si la jeune fille lui cède sa virginité, il intercédera en faveur de Claudio. Si elle refuse, le sort de son frère sera scellé dans le sang et la torture.
Oscillant entre thriller, tragédie et comédie, Mesure pour Mesure est une des pièces les plus impressionnantes de William Shakespeare tant elle se révèle atypique et particulièrement grinçante malgré son happy end sucré. En plaçant la morale et la honte au cœur du propos, le dramaturge britannique explore la psyché humaine autant que les mécanismes politiques, le tout sur fond de luxure et de chantage.
« Au premier regard, la pièce n’a rien à voir avec nous et plus on l’examine plus elle est incroyablement symbolique de nous tous ; elle met en scène des hommes et des femmes perdus qui ne se retrouvent que partiellement en descendant en eux-mêmes ; une descente aux enfers dont personne ne remonte indemne. En travaillant avec ces comédiens extraordinaires avec moi pour La Tempête, Boris Godounov, La Nuit des Rois, et d’autres pièces, j’ai découvert que l’un des principaux ressorts de la pièce est le sujet de la honte. Là est le miracle de la vie : après avoir choisi une pièce, elle se découvre sous un jour nouveau que les répétitions mettent en lumière. C’est ce que je recherche avant tout : rester libre et ouvert à ce qui se présente. Et la honte est ce qui s’est présenté », Declan Donnellan à propos de Mesure pour Mesure, propos recueillis par Marie-Emmanuelle Galfré (La Terrasse n°224).
Et ce qui se présente très précisément pour le spectateur, c’est une pièce résolument moderne dont le metteur en scène a choisi une adaptation contemporaine des plus brillantes. Le décor est épuré au maximum (quelques cubes rouges et un éclairage à l’ampoule) et la scénographie, à la limite de l’abstrait, se révèle des plus minimalistes puisque les saynètes seront ici enchainées par des comédiens restés groupés. Ainsi chorégraphiés, les différents moments s’articulent autour de ce mouvement de passereaux surexcités occupant l’espace d’un point à un autre. Si le processus au début déstabilise et parait accessoire, on l’oublie au final très vite tant il fait partie de l’ensemble avec cohérence et sans surcharge superflue.
C’est en cela que réside l’une des plus grandes qualités de Declan Donnellan, celle qui consiste à imposer un univers complet avec une économie de moyens et un postulat de départ fort. Ici encore, cette qualité est vérifiée puisqu’il parvient à tenir son spectacle de bout en bout, et cela sans fausses notes, faisant ainsi preuve de subtilité lorsqu’il suggère la luxure (le corps dénudé d’un comédien) ou bien encore lorsqu’il dénonce la peine de mort (l’apparition d’une chaise électrique). Se déploie ainsi une mise en scène équilibrée très propre et tirée au cordeau au profit de l’émotion suscitée par l’immoralité de la situation.
« LE DUC _ Mort pour mort ! Que la hâte réponde à la hâte, le délai au délai ! Justice pour justice, mesure pour mesure ! Donc, Angelo, ton crime est manifeste ; tu voudrais le nier, que cela ne t’avancerait à rien : nous te condamnons à périr sur le même billot où Claudio s’est incliné pour la mort… Que l’exécution soit aussi prompte ! Emmenez-le », Mesure pour Mesure, William Shakespeare.
La Loi du Tallion est ainsi remise en cause de manière brillante, tant dans le fond que la forme.
Les magnifiques comédiens Russes du Théâtre Pouchkine tous très justes, sont d’une extrême maîtrise, renouvelant ainsi le travail du metteur en scène irlandais au sein de la compagnie Cheek by Jowl qu’il a cofondée avec Nick Ormerod avec la volonté de présenter ses spectacles sur les cinq continents en anglais, français et russe. Mention toute spéciale au jeu dual de Anna Khalilulina tout en force et émotion.
Mesure pour Mesure est un excellent spectacle tout en simplicité et subtilité.
Un spectacle à découvrir jusqu’au 31 janvier 2015 au théâtre Les Gémeaux à Sceaux.
Spectacle en russe surtitré. Scénographie Nick Ormerod. Coproduction Cie Cheek by Jowl, Théâtre Pouchkine, Les Gémeaux / Sceaux / Scène Nationale.
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Entendu dans la salle : « C’est quand même pas très joli comme langue, le Russe hein ?! »
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