Devenir fils, devenir mères
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Il y a des spectacles qui se créent après la lecture d’un livre, après une discussion amicale, après un choc, une colère, un sourire. Misericordia est née de la danse d’un enfant autiste dans un hall d’hôpital. Une simple danse, sans perte d’équilibre, sans crainte. Un corps heureux qui tourne sur lui-même pour tourner sur lui-même.
Ce petit garçon est devenu Arturo, le personnage principal de la dernière pièce d’Emma Dante présentée au festival d’Avignon 2021.
La pièce commence dans un noir total. Des aiguilles à tricoter cognent les unes sur les autres. La lumière arrive. Trois femmes siciliennes assises côte à côte tricotent. Arturo se balance sur sa chaise. Il canalise ses humeurs, ses émotions en pratiquant un geste de “stimming” familier des personnes autistes. Comme un saxophoniste ou les ressacs de la mer, il balance son torse d’avant en arrière dans des mouvements répétitifs que certaines personnes neuroatypiques effectuent pour communiquer leurs émotions, exprimer leur sensorialité, délimiter leur périmètre de communication. Il porte une robe légère sous laquelle se dissimule une couche. “Pas une robe de femme mais une tenue d’intérieur” dira l’une des femmes. Arturo est un enfant. On apprendra que sa mère est morte en couche alors que le géniteur d’Arturo cognait fréquemment sur le ventre de sa mère. Arturo a été recueilli par trois amies de sa mère.
Le géniteur s’appelait Gepetto et était menuisier. Il est absent. Il est parti après avoir cassé et tué la créatrice de son petit Pinocchio. Il n’y aura pas de figure paternelle.
Arturo est le point de fuite de toutes les pensées et de toutes les émotions
Le danseur Simone Zambelli (Arturo) interprète avec justesse et force un pantin désarticulé et gauche. Il donne à son personnage une grâce infinie et une maladresse parfaitement contrôlée qui accentue l’intensité de son langage non verbal. Il parvient à déplacer l’attention et les émotions vers ses gestes, ses bruits, les mouvements de son corps. En faisant disparaître, par sa présence, les conversations des trois femmes, il établit, avec le public, un dialogue sans mot. Il crée, sublimement, sans oralité, un autre récit, une autre langue.
De langage, il est beaucoup question dans Misericordia. Il y a l’italien qui est sous titré, les dialectes de Sicile et des Pouilles qui sont chuchotés, laissés sans traduction et les gestes, saccadés, atypiques d’Arturo qui nous bombardent le cœur. Arturo ne communique pas par la parole. Il chantonne un peu. Il nous offre les mouvements de son corps, la beauté de ses yeux instables, la profondeur de son regard étrange, la courbure de ses poignets. Emma Dante joue sur le fossé qu’il y a entre l’abondance de mots échangés par les trois femmes et le mutisme d’Arturo. Il se moque de leurs papotages, de leurs chamailleries. C’est pourtant lui que l’on écoute, que l’on veut comprendre. Il est le point de fuite de toutes les pensées et de toutes les émotions. Il emmènera les trois femmes dans le silence et la nudité à l’occasion d’une danse sublime où des corps atypiques et réjouissants se dévêtissent et se libèrent. On meurt d’envie de les rejoindre et d’essuyer nos larmes en s’agitant comme elleux.
Trois mamans, un enfant !
Arturo est totalement affranchi des normes sociales, des normes de genre, des normes comportementales. Il porte des bas comme ses bonnes fées. Il se déplace et danse avec des chaussures à talon aiguille. Il aime le désordre, jette et disperse les objets. Une liberté et une désinvolture fascinante que Simone Zambelli interprète à la perfection. Emma Dante nous invite dans Misericordia à observer l’attrait de l’anormalité et de la différence. Ce gamin atypique va séduire celles qui n’étaient pas préparées à la maternité. C’est peut être parce qu’il est différent, neurodivergent, qu’il parvient à faire naître un lien d’amour atypique. Trois mamans et un enfant.
Il les modifie progressivement. Il les apaise et rééquilibre le trio qui boitait au détriment de l’une d’elles qui étaient le souffre douleur des deux autres. Il les pousse à bousculer les normes de la maternité. Par ce recentrage, Emma Dante fait voler en éclat la supposée harmonie que les siècles ont accolée à la notion de couple, à la binarité dans l’éducation d’un enfant.
Emma Dante, qui vient d’adopter, nous parle dans cette pièce de la filiation sans lien de sang. Les trois femmes, fauchées, prostituées le soir, s’occupent tant bien que mal d’Arturo. En triplant, la Madame Rosa de La vie devant soi de Romain Gary, Emma Dante questionne avec intensité et délicatesse la difficulté d’être mère et le parcours chaotique vers l’attachement d’un être que l’on ne porte pas en soi, que l’on a pas forcément attendu.
En creux, c’est surtout la capacité de devenir un fils qu’Emma Dante explore. Arturo apprend à se faire aimer de ces trois femmes. Il crée des liens souterrains et profonds. Il réconcilie les trois femmes qui se disputent fréquemment. Il apaise leurs malheurs et leur donne du sourire et des larmes. C’est bien lui, qui, dans les seuls mots qu’il prononce, finira, alors qu’il va quitter son foyer, par les appeler maman(s).
Emma Dante réussit magnifiquement à nous emporter très rapidement dans cette pièce émouvante et puissante. Elle parvient à disséquer avec une simplicité désarmante le complexe sujet des relations filiales en utilisant le formidable Simone Zambelli et ses mouvements comme véhicule des émotions. On sourit. On a les yeux humides. En moins d’une heure, Misericordia raconte une enfance entière. Bravo !
En tournée en France :
Du 16 au 23 juillet 2021 à Avignon – Festival d’Avignon
Du 2 au 3 octobre 2021 à Thionville – NEST
Du 10 au 20 novembre 2021 à Villeurbanne – Théâtre National Populaire (TNP)
Du 7 au 10 décembre 2021 à Montpellier – Théâtre des 13 Vents
Du 12 au 13 janvier 2022 à Marseille – LE ZEF – scène nationale
Du 2 au 3 février 2022 à Rouen – CDN de Normandie – Rouen
Le 1 mars 2022 à Montbéliard – MA scène nationale – Pays de Montbéliard
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Isidore Simon
En effet, c’est un vrai coup de coeur du festival cette année pour ceux qui ne connaissaient pas le travail de cette artiste. Éblouissant et d’une profondeur inattendue. Saisissant spectacle. Une heure, une vie et tant d’émotion.