Une longue journée s’apprête à défiler sous nos yeux : de l’arrivée des travailleurs jusqu’à leur départ, rien de la routine quotidienne d’un bureau ne nous sera épargnée, et cela pour notre plus grand plaisir.
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Parce que très justement le bureau est un lieu dans lequel nous sommes forcés de vivre ensemble et cela sans aucune véritable échappatoire autre que les toilettes, l’ascenseur ou bien encore le fumoir, Mathilda May imagine une fable visuelle, burlesque et décalé dans cet univers particulier. Sans aucune parole si ce n’est une langue totalement inventée constituée de borborygmes et autres onomatopées, six travailleurs évoluent dans cet open space contemporain aux allures surréalistes. On y retrouve ainsi des personnages à la personnalité bien découpée : il y a, tels que définis par la distribution, la Femme Agaçante, la Femme Complexée, l’Homme Stressé, le Jeune Loup, l’Homme Extérieur, le Doyen et la Business Woman, chacun apportant au sein même du bureau, un peu de son énergie propre.
« On découvre les caractères de chacun, leur problématique de vie, leur façon d’être par rapport au monde et avec eux-mêmes. Les attirances, les rivalités, les agacements… Puis on va rentrer dans la tête des uns et des autres. Les colères, les fatigues. […] C’est leur intimité qui m’intéresse, confrontée aux obligations du boulot, à la hiérarchie, à la routine… leurs affinités entre eux, les attirances, les répulsions, les révélations », Mathilda May à propos d’Open Space, propos recueillis par Pierre Notte.
(c) Pascal Victor
Cohabitation et proximité ne sont pas naturelles et pourtant l’open space contraint sur le temps du travail à s’enfermer tous ensemble pour produire de manière commune. Rivalité, concurrence, cohésion, solidarité… autant de valeurs qui peuvent alors se cristalliser dans cet espace dépersonnalisé et qui servent de matière à la pièce.
En éliminant le langage, c’est avant tout la « musique » du travail que recherche Mathilda May : c’est celle de la phrase d’accueil que l’on assène au téléphone de manière quasi-robotique, c’est celle des regards qui envient et désirent. C’est le bruit infernal de la machine à café, celui de la musique de l’ascenseur ou bien encore celui des téléphones qui retentissent sans qu’on s’y attende. La voix bien sûr, reste au centre de tout, même si elle est ici amenée à sa plus simple expression pour mieux servir la prosodie du moment tout en saisissant la poésie là où on ne l’attend pas vraiment.
Surréaliste et vitaminé, Open Space se révèle un véritable travail d’orfèvre, empruntant tout à la fois à Buster Keaton et Jacques Tati. Tout y est question de rythme et de coordination. Très chorégraphié, le placement des comédiens est étudié au plus près pour que chacun puisse jouer sa partition sans phagocyter le jeu des autres. Ce faisant, l’attention du spectateur passe d’un personnage à l’autre sans en oublier pour autant l’ensemble, renforçant ainsi la notion de cohésion professionnelle et plus largement celle de troupe au sens théâtral du terme. En prenant le parti de laisser ses six comédiens constamment sur scène, Mathilda May souligne ce faisant l’exiguïté imposée par le lieu, chacun des personnages étant actif dans son monde propre autant que dans celui déshumanisé du travail, les deux univers se confrontant très exactement au milieu. Ainsi l’espace et le temps professionnel se retrouvent inévitablement corrompus par la vie personnelle (l’irruption de l’épouse du président, celle des mauvaises habitudes…), témoignant ainsi que malgré les efforts, les problèmes ne peuvent rester devant la porte et qu’il faut composer constamment avec.
Proposant de véritables moments de grâce et de poésie, le metteur en scène se joue des ruptures et des oppositions de rythme. Survoltés et précis, les comédiens se révèlent tout à la fois danseurs et chanteurs et cela dans un art complet. On pourra néanmoins reprocher au spectacle une scénographie assez pauvre : la disposition en V de la scène reste un peu scolaire et le manque d’interaction avec le mobilier renforce le côté statique du décor là où les comédiens tout investissent dans une belle énergie chorégraphiée. De même, quelques idées, intriguantes sur le papier, ne sont pas correctement exploitées, comme le fumoir qui, s’il s’avère scéniquement intéressant, n’apporte pas vraiment grand-chose et se révèle au final bien accessoire. De même, certains personnages (l’Homme Stressé, la Femme Agaçante) ne sont pas assez fouillés, ce qui renforce l’impression que les comédiens sont inégaux _ce qui n’est pas exact_ bien que Loup-Denis Elion (le Jeune Loup) et Emmanuel Jeantet (le Doyen) semblent tirer leur épingle du jeu, le premier dans un contre-emploi efficace et inattendu, le second dans la justesse des mimiques employées. Côté féminin, Dédeine Volk-Leonovitch se révèle hilarante en Business Woman, son jeu se délitant au fur et à mesure que les heures s’égrainent et qu’elle s’imbibe d’alcool…
Ainsi fait, Open Space est un spectacle efficace, frais et drôle qui n’en oublie pas pour autant l’émotion et le cynisme, en témoigne l’ouverture des fenêtres sur un monde fait de bruits et de semblants de tempête, cristallisant ainsi l’idée que le monde du travail n’est peut-être pas pire que celui extérieur de nos vies privées…