L’Opéra Comique redonne vie au rare Hamlet d’Ambroise Thomas dans une mise en scène minimaliste mais hautement percutante, où le cinéma alimente une puissance théâtrale inouïe.

Ambroise Thomas fait partie de ces compositeurs dont la postérité ne se situe pas à la hauteur de leur chemin tout tracé. Fils de fondateurs d’une école de musique, Prix de Rome obtenu à la deuxième tentative, quelques succès à l’Opéra Comique, une place à l’Académie des beaux-arts à quarante ans… Il ne manquait plus qu’un grand opéra pour passer du statut de compositeur premier de la classe à la renommée crédible et durable : le succès retentissant arrive avec Hamlet en 1868, ouvrant la voie à d’autres œuvres flamboyantes. Il n’empêche que le souvenir d’Ambroise Thomas tourne à l’amnésie avec le temps, et que l’opéra retrouve son aura en 2018, après quatre vingts ans d’absence à Paris.

Cette adaptation shakespearienne suit l’exigeant cahier des charges de l’Opéra de Paris au cours de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle : intrigue versifiée en cinq actes, chœurs bien présents et musique de ballet au quatrième acte (non-jouée dans cette nouvelle production). Les modifications de la pièce originale, opérées par Jules Barbier et Michel Carré, librettistes stars à l’époque, sont frappantes. Si Hamlet possède toujours la mélancolie propre à son personnage, les rôles d’Ophélie et de Gertrude sont étoffés, pour que l’histoire de vengeance puisse rejoindre le quotidien intime. Plutôt que de mettre en scène le suicide du protagoniste, le finale s’en tient au meurtre du roi Claudius et au couronnement d’Hamlet, vivant. Car l’opéra s’attache à dépeindre un amour incompatible avec l’obsession du héros, à capter le poids personnel d’un pouvoir politique. La mise en scène de Cyril Teste choisit d’abord l’angle cinématographique pour épouser les regards et le toucher, puis la dimension théâtrale pour que la musique s’exprime au summum de son expressivité.

Hamlet – Opéra Comique © Vincent Pontet

Hamlet : l’impossibilité de l’amour et le sacre du ressentiment

Dès le premier acte, le couple formé par Hamlet et Ophélie semble déjà sur le point d’éclater. La chambre à coucher n’est formée que d’un lit, d’un miroir et d’une penderie. L’homme est contrarié, la femme tente de le raisonner. La chorégraphie millimétrée et la dramaturgie installent une intensité étonnante dans ces premiers instants : on assiste à une dispute qui n’en est pas une, à un éloignement qui s’élargira au fur et à mesure du récit. Le miroir convoque les prémices de la crise existentielle (le fameux « Être ou ne pas être » est pour l’acte III), tandis que la garde-robe d’apparat représente la part de vie publique soumise aux amants. Ophélie souhaite aller au « festin », contrairement à Hamlet, or c’est ce dernier qui y apparaîtra, errant seul parmi les convives qui l’ignorent. Il doute par la suite de son amour et délaisse sa future épouse, qui finira par se noyer volontairement dans un lac. Hamlet fait passer son instinct (guidé par l’apparition du Spectre, feu son père) avant sa relation aux autres. Il n’existe réellement qu’à travers le regard de ses proches. Il préfigure le spectre qu’il sera lui aussi à la fin, en prenant la place du roi, comme un mort en devenir.

Hamlet – Opéra Comique © Vincent Pontet

La scénographie presque nue de Ramy Fischler figure un plateau de cinéma en perpétuelle redéfinition, à l’instar de la psychologie d’Hamlet. Le personnage est incapable d’aimer autre chose que ses propres desseins. Sa mère Gertrude, qu’il imagine à l’origine du meurtre de son père, le rapproche de son obsession de vengeance, contrairement à Ophélie. Ainsi, le lien familial et la proximité corporelle se resserrent par la haine. Les tentatives de reconstruction touchent pourtant à la rationalité par le toucher (superbe moment où Ophélie tente d’atteindre la main d’Hamlet, par exemple) et la mise à l’épreuve physique (l’alcool se substituant à la folie). Cyril Teste opère une direction d’acteurs poignante que les ellipses du livret rendent plus fulgurante encore.

La tragédie en hors-champ

La particularité de cette mise en scène repose sur l’usage modéré de la vidéo (sur un rideau blanc se déplaçant le long d’un itinéraire permettant de superposer les images), sans paraphraser ce qui est exprimé par les interprètes. Le début de chaque acte suit un personnage, depuis les coulisses ou les espaces du Théâtre jusqu’au plateau. Les régisseurs s’affairent sous l’objectif, dans la logique d’une représentation des rôles. Au premier acte, place au nouveau roi Claudius, qui passe dans les allées du parterre pour gagner une scène drapée d’un tapis rouge et envahie de paparazzi. Cette investiture est immortalisée par des caméras crachant des images « officielles », tout comme celles du cocktail mondain qui s’ensuit, enregistrant sourires figés et gêne dissimulée. Ophélie occupe l’écran au début de l’acte II, où le trouble la pénètre ; à l’acte IV, elle est ivre morte, chancelante, prête à se donner la mort ; à l’acte V, elle reçoit une toilette mortuaire. Le contraste entre image intérieure et image publique résonne pleinement. La mise en scène politique se mêle à la tragédie personnelle avec onirisme, et pourtant avec limpidité et pertinence.

Hamlet – Opéra Comique © Vincent Pontet

L’âme torturée d’Hamlet prend également pour base les portraits royaux, projetés intelligemment l’un après l’autre sur le rideau mouvant. L’image instrumentalisée devient donc l’origine des émotions. Le jeu politique avance via l’ombre de ses participants. L’« en-dehors » des personnages construit l’histoire. Cette composante est accentuée par la mise en abîme de la tragédie : les déplacements d’accessoires et les moindres recoins de la scène sont rendus visibles au spectateur. Le spectacle vivant est révélé par son making of, justement pour décrypter les intentions des personnages, eux-mêmes acteurs d’une tragédie qu’ils savent courue d’avance. L’idée de Cyril Teste consiste donc à rendre le public complice des mécanismes politiques.

Hamlet – Opéra Comique © Vincent Pontet

La musique en étendard du réel

Impossible de ne pas relier l’immense réussite de ce spectacle à ses protagonistes musicaux. Stéphane Degout incarne un Hamlet prodigieux, qui allie clarté et profondeur du timbre à un jeu époustouflant dont on ne sort pas indemne. Sabine Devieilhe (Ophélie) est elle aussi miraculeuse, en s’immisçant de sa voix cristalline et voltigeuse dans la psyché d’un personnage révélé bouleversant. Le Claudius de Laurent Alvaro affirme la profondeur et le désespoir, le Spectre de Jérôme Vanier adapte son timbre rond à un ample souffle (malgré des aigus parfois difficiles). Les ténors Julien Behr et Kevin Amiel, ainsi que le baryton Yoann Dubruque complètent de façon satisfaisante ce casting, dont la prononciation hors pair est un véritable atout. Seule Sylvie Brunet-Grupposo (Gertrude), statique, peu précise, et d’une projection exagérée, laisse un peu sur sa faim. Le Chœur les éléments procure un plaisir d’écoute constant et d’expérience théâtrale. L’Orchestre des Champs-Élysées, sur instruments d’époque souffrant d’une justesse très limite, possède en revanche l’énergie (à défaut de cohésion de pupitres) demandée par la baguette de Louis Langrée, mettant magnifiquement en valeur les phrasés de la partition. Le chef sait obtenir les ténèbres tonnantes et la lumière de l’espoir, la matière du silence et la sinuosité des ralentis, dans une vision truffée de superbes didascalies.

La musique est l’élément concret supplémentaire qui ancre la production dans le champ du plausible. Si la folie n’est pas ce qu’elle semble, ou inversement, l’uppercut artistique reçu est quant à lui bien réel et à ne manquer sous aucun prétexte.

Jusqu’au 29 décembre à l’Opéra Comique (Paris 2e)

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