Adapter au théâtre l’excellent manga japonais de Jirô Taniguchi « Quartier lointain », soit au total quatre cents pages en noir et blanc ? Défi relevé haut la main par Dorian Rossel qui livre en une heure trente un spectacle effervescent et onirique, dont la mise en scène repose brillamment sur ce changement de support. Prix du meilleur scénario au festival d’Angoulême en 2003, « Quartier lointain » est l’histoire d’Hiroshi Nakahara, la cinquantaine, qui se rend sur la tombe de sa mère et soudain voyage dans le temps jusqu’à revivre avec sa conscience d’homme mûr l’époque de ses quatorze ans et les secrets de sa famille. En quête de réponses face à la disparition de son père et au décès prématuré de sa mère, une deuxième chance lui est offerte de retraverser son adolescence, armé de son recul d’adulte.Par un rapide résumé préalable, le spectateur apprend d’emblée que les huit comédiens joueront chacun plusieurs personnages. Grâce au rythme soutenu de la représentation, on n’y prêtera pas la moindre importance, au contraire : Dorian Rossel choisit même d’appuyer ce choix en démultipliant la conscience d’Hiroshi, un parti pris judicieusement facilité par l’uniforme des écoliers japonais. La troupe se fait ainsi l’écho des réflexions intérieures du héros qui représentent sur le papier une bonne moitié du texte du manga. L’effet est plutôt ludique, boostant le déroulement et insistant sur l’époque adolescente où le souvenir est, lui aussi, en partie collectif. Alors que, dans les pages de Taniguchi, Hiroshi est dessiné avec son corps jeune pour son voyage dans le temps, c’est le mi-vieil Hiroshi qui déambule sur scène tout du long, gage de spontanéité issue du décalage entre la conscience de l’adulte et la vivacité du corps de l’adolescent, également vecteur d’humour dans ses déplacements en sur-place. Tous ces éléments contribuent à dynamiser le fort aspect contemplatif du livre, un peu statique pour l’adaptation théâtrale et unique bémol de l’adaptation de Dorian Rossel qui parvient néanmoins à rendre hommage à l’œuvre de Taniguchi en y apportant sa propre contribution artistique ainsi qu’une relecture humoristique absolument appropriée et convaincante.
La scénographie est aussi belle que judicieuse, jouant avec l’idée des vignettes du manga. Toutes les scènes familiales se jouent à l’arrière-plan, dans une zone traversante marquée par des lumières colorées qui contrastent avec le noir et blanc de l’avant-scène. Ce fond de couleurs symbolise l’objet de la quête d’Hiroshi, cette douceur du quotidien familial qui a bercé son enfance et qu’il n’a pas su faire perdurer dans sa propre famille. Quelques cloisons sont disposées, amenant l’idée de délimitation entre le présent en filigrane, un passé à revivre et un entre-deux d’interrogation. Le talent de la mise en scène est de réussir à rassembler ces différents espaces-temps en un seul lieu, tout en déroulant une ribambelle de péripéties traduites frontalement pour rappeler la bande-dessinée. Ce procédé en deux dimensions sera aussi déplacé à quatre-vingt dix degrés pour des scènes vues de haut, simplement superbes et fortes de connivence avec la salle, détail important pour le metteur en scène. Valeur ajoutée de la scène et appropriation du fantastique, le rendu des basculements passé-présent est également magnifique, l’un tout en drapé, l’autre en vidéo surplombante. Une séquence en sépia pour illustrer l’histoire de la famille Nakahara confirme l’utilisation talentueuse des lumières. Désireux d’inventer « un langage qui produit des images », Dorian Rossel remplit son objectif avec talent et accessibilité.
Si les grands amateurs de théâtre voudront lire le manga avant de voir le spectacle dans le but de savourer chaque détail de cette fine adaptation, on conseillera tout de même au plus grand nombre de réserver la lecture pour après, de façon à conserver toute la fraicheur du récit. Vif, frais et drôle, « Quartier lointain » ouvre la nouvelle saison du Monfort avec élan et enthousiasme.
A voir au Monfort jusqu’au 29 octobre
(c) Carole Parodi
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