« Aujourd’hui je commence à écrire un carnet
et je veux le faire tous les jours et pour toute ma vie,
je veux décrire seulement la réalité, seulement et uniquement les faits. »
Janina Turek
Pendant plus de cinquante ans et jusqu’à sa mort, Janina Turek, une femme polonaise, recensera dans 748 carnets tous ses faits et gestes quotidiens, allant de la composition de son petit déjeuner aux visites qu’elle a reçues, en passant par les inconnus qu’elle a croisés et les émissions qu’elle a regardées. Elle le fera méthodiquement et minutieusement, sans pause, jusqu’à l’infarctus dans les rues de Varsovie à l’âge de 80 ans, alors qu’elle revenait de ses courses.
De cet exploit aberrant et secret (la fille de Janina Turek ne découvrira les cahiers qu’après la mort de sa mère), un reportage a été réalisé par Mariusz Szczygieł : « Reality ». La pièce du même nom, jouée jusqu’au 11 octobre à la Colline par les acteurs italiens Antonio Tagliarini et Daria Deflorian, en est l’adaptation.
Il ne faut pas s’attendre, en allant voir « Reality, » à assister à une reconstitution de la vie de Janina Turek d’après ses cahiers. Certes, les deux acteurs sur scène s’y attellent, mais ces derniers, et le spectateur avec, se rendent rapidement compte que la tâche est vaine : le sujet de la pièce est moins la vie de cette femme que le pourquoi de cette vie.
Car il est primordial de noter que dans ses carnets, Janina ne dit rien de sa réalité. Toute sa vie, elle n’a fait que recenser les faits qui recouvraient sa réalité comme un épiderme épais aurait recouvert une vieille plaie au fil des années. On comprendra vite que c’est l’arrestation de son mari par la Gestapo qui a été l’élément déclencheur du travail halluciné de Janina. Les carnets de Janina constituent un refuge, face à une Histoire qui, comme l’écrit Perec dans « W ou le Souvenir d’enfance », l’a frappée avec « sa grande H ». À sa mort, Janina Turek lègue à sa fille et au monde un trou béant, un incroyable non-dit. Un amalgame inconcevable entre le factuel et le réel, qui fait sens par son non-sens.
La limite du travail de cette femme fait donc la richesse de « Reality ». Cette pièce est une investigation au fin fond du factuel. Les acteurs imaginent par exemple les micro-actions, les sentiments, les souvenirs qui ont nécessairement accompagné cette mystérieuse « tasse de café noir » pour qu’elle mérite d’être inscrite dans les « événements spéciaux » du 2 janvier 1957. Après cette réflexion, Daria Deflorian de conclure : « et tout ça, c’est une tasse de café noir », avec un sourire adressé au public qui témoigne d’un attachement profond pour l’actrice à son sujet.
Et rien de mieux qu’un jeu distancié, presque nonchalant, jamais pesant, pour aborder la distance qu’une femme a pu prendre avec sa propre existence. En témoigne la première scène, délicieuse et intelligente introduction, où les deux acteurs cherchent à comprendre comment jouer la mort de Janina. Comme il est si difficile d’incarner cette femme, les acteurs vont simplement y méditer. Cette pièce prend alors logiquement les allures d’une veillée à la mémoire de Janina, mémoire qui précisément n’est pas inscrite dans ses carnets : la lumière jaune des projecteurs s’atténue au fil de la représentation ; les voix sont douces, les sourires sincères.
« Reality », au Théâtre de la Colline jusqu’au 11 octobre, de et avec Daria Deflorian et Antonio Tagliarini. Spectacle en italien surtitré en français et en anglais.
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