« Rendez-Vous Gare de l’Est », m.e.s. Guillaume Vincent

« Les autres hommes ont d’autres maîtres. En ce qui me concerne, mon talent me rend esclave au point de ne pas oser l’employer, de peur de l’avoir perdu. De plus, je suis tellement esclave de mon nom que j’ose à peine écrire une ligne, de peur de lui nuire. Et, lorsque la dépression arrive finalement, je suis aussi son esclave. Mon plus grand désir est de la retenir, mon plus grand plaisir est de sentir que tout ce que je valais résidait dans ce que je crois avoir perdu : la capacité de créer de la beauté à partir de mon désespoir, de mon dégoût et de mes faiblesses », Notre Besoin de Consolation est Impossible à Rassasier, Stig Dagerman.

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Une chaise pour tout théâtre et un théâtre dans la tête, Émilie est assise un peu comme une gamine et fait face. Elle nous regarde, accompagnée qu’elle est comme nous tous, d’un tout petit monde. Elle a la main droite dirigée vers le sol comme si elle cherchait inlassablement la terre alors que la gauche vaque, autonome. Elle nous parle aussi. De Fabien, de son amour pour lui. De son boulot dans un magasin de déco encore, de ses problèmes de poids, de ses parents…

« Cette photo de mon père et de Marie-Claude à Noël, elle est vraiment affreuse, c’est affreux, c’est à se tirer une balle dans la tête… c’est vraiment affreux, moi j’ai, j’ai… c’est affreux. Je vais leur envoyer. Marie-Claude, on dirait un bulldog. Et mon père qui me dit toujours que je suis grosse comme une vache. Mon père, il me dit souvent que je suis grosse, il me dit, faut que tu fasses attention à la nourriture et tout et là sur cette photo, il est carrément obèse. Je vais leur envoyer cette photo pour qu’ils se rendent compte ! Elle est traumatisante cette photo, t’imagines pourquoi j’ai des graves symptômes maintenant ! », Rendez-Vous Gare de l’Est, Guillaume Vincent.

Émilie semble être une femme amoureuse, drôle, et pourtant quelque chose s’effrite comme quelque chose s’est déjà effrité auparavant parce qu’Émilie est une femme qui se lève souvent tard, qui parle un peu vite et qui change trop rapidement tout le temps de sujet comme si tout constamment lui échappait, mais ça n’est pas trop grave, ou presque pas trop, enfin, on dirait parce qu’Émilie, et bien c’est Émilie, elle essaye d’avancer tant bien que mal sans pour autant sombrer. C’est là tout autour d’elle et pourtant, ce quelque chose qui ne va pas et qui aspire, se retrouve au cœur de tout ce qu’elle dit, se métastase et fait son nid. Ça s’effiloche, une sorte de réalité noirâtre qui glisse doucement sur tout tout le temps avec imprécision mais forte volonté.

Émilie est malade.

Elle alterne les phases de maniacodépression et de calme. Ça la consume de l’intérieur. Elle nous raconte tout ça. Son ressenti. Sa réalité. Ses hospitalisations. Et le délitement constant de cet univers qui gravite autour d’elle.

« Là, j’ai vraiment du mal. En fait j’ai décidé de plus dire que j’étais malade. Je dis à tout le monde que je vais bien, donc tout le monde sait que je vais bien. Parce qu’en fait, comme personne comprend, que ça n’intéresse personne, et comme dirait ta mère, on peut pas se mettre à la place des autres… Du coup, j’en parle pas », Rendez-Vous Gare de l’Est, Guillaume Vincent.

© Élisabeth Carecchio

© Élisabeth Carecchio

Pendant six mois, l’auteur et metteur en scène Guillaume Vincent a rencontré une jeune femme près de la Gare de l’Est et cela dans le but de dresser le portrait d’une personne souffrant d’une maladie.

« En commençant ce projet, je n’avais aucune idée du temps que dureraient nos entretiens. Nos rendez-vous se sont au final espacés sur une période de six mois, nous nous voyions de manière quasi hebdomadaire, puis il y eut une pause due à un premier internement à Sainte Anne. Pendant ses six mois, elle a donc connu un internement, puis elle est passée d’une phase disons stable à une phase maniaque puis à une phase dépressive. Nous avons mis un terme à nos entretiens lorsqu’elle fût de nouveau internée », Guillaume Vincent  à propos de Rendez-Vous Gare de l’Est.

Accumulant une somme conséquente d’enregistrements, il décide alors de bâtir un spectacle tournant autour de la forme épurée d’un monologue et bien évidemment, du personnage si touchant d’Émilie.

« Après chaque entretien, je retranscrivais ce qu’elle avait dit, en essayant de recopier méticuleusement ses mots, c’est-à-dire sans évacuer les défauts (redondance, lapsus, balbutiements…) dus au langage parlé. J’ai accumulé des centaines de pages que j’ai ensuite coupées, agencées pour donner forme à un texte où elle seule avait la parole. J’ai ôté volontairement toute référence aux dates et j’ai essayé aussi de gommer les coupes qu’on pouvait sentir d’un rendez-vous à l’autre. Je voulais avoir un flot de parole ininterrompu, où l’on apprend au détour d’un détail, sans qu’on nous l’ait dit, que du temps a passé. Je voulais que ce monologue retranscrive le mouvement même de sa maladie », Guillaume Vincent  à propos de Rendez-Vous Gare de l’Est.

Rendez-Vous Gare de l’Est s’avère un témoignage poignant, celui d’une femme qui cède. Sans jamais sombrer dans le pathos ni l’esbroufe, le spectacle se tient sans surenchère et de bout en bout sur l’unique personnage bouleversant d’Émilie. Le texte, très brut, nous permet de suivre au plus près le cheminement du personnage sans jamais rien cacher, retranscrivant ainsi sans dévier, la psyché malade d’Émilie. Et c’est très justement par cette vérité constamment conservée et son réalisme proclamé que le spectacle fonctionne, témoins qu’ils sont de l’extrême respect du metteur en scène pour son sujet.

Cette volonté de ne pas trop en faire se retrouve également dans la mise en scène très épurée qui nous est ici proposée. Si dans « La Nuit Tombe… », Guillaume Vincent se livrait à un travail au contraire très démonstratif dans la mise en ambiance de son propos (l’espace mental, le fantastique et l’horreur), il est ici plus modeste, préférant entièrement se centrer sur la parole de son personnage. À peine un jeu de lumière qui isole peu à peu Émilie des spectateurs viendra-t-il subtilement surligner la chute et l’enfermement mental de la jeune femme.

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« Je suis un tout petit peu sceptique sur l’association du lithium et du tegretol, alors le médecin, il m’a dit qu’il savait ce qu’il faisait, que c’était son boulot. Il a un peu mal pris quand je lui ai dit que ça me plaisait pas trop. J’ai aussi de l’abilify, je trouve que le mot est poétique. Abilify, ça fait papillon. J’en prends une grosse dose et en fait c’est un médicament, moi je trouve que ça fait papillon fy, fly… et en fait c’est un médicament qui t’empêche de faire des interprétations et… parce que t’as tendance quand t’es pas bien à te dire, putain ton pull, là y a du rouge, du bleu ça forme un as de pique ou alors un oiseau à l’envers et ça veut dire que… et ça t’empêche de faire ça. Donc ça c’est pas mal », Rendez-Vous Gare de l’Est, Guillaume Vincent.

Mais Rendez-Vous Gare de l’Est est avant tout une histoire de femmes : le personnage Émilie autant que la comédienne Émilie, incarnation parfaite de la première. À ce titre, Émilie Incerti Formentini se révèle tout bonnement époustouflante. Réussissant à s’emparer du texte initial avec brio, elle avale cette langue parlée si particulière et la redonne dans une extrême simplicité, comme si tout cela n’était au final que très facile. Mais qu’on ne s’y trompe pas : le travail est véritablement exceptionnel tant cette parole est peu théâtrale, fabriquée qu’elle est sur la coupure, les hésitations et les tics de langage.

De même, les mouvements de la jeune femme tiennent de la chorégraphie subtile, preuve d’une direction d’acteur exemplaire. En témoigne le ballet très léger des mains qui n’ont de cesse d’aller et venir dans cette sorte de corruption lente et pernicieuse du mouvement, comme s’ils étaient déjà entravés par des liens. Peu naturels, ces déplacements, pour peu qu’on les remarque tant ils sont discrets, participent brillamment à cette évocation d’un univers corrompu constamment à la brèche où, si l’humour est bien présent, tout peut s’écrouler à la manière d’un château de cartes d’un instant à l’autre.

Émouvant, brillamment interprété et délicatement mis en scène, Rendez-Vous Gare de l’Est est un spectacle magnifique qui, par son extrême subtilité et sa bienveillance, confirme qu’au théâtre plus qu’ailleurs, la simplicité peut faire mouche. Ou papillon. Volez-y. Émilie en vaut mille fois sa peine.

Jusqu’au 12 avril à la Maison des Métallos.

A noter qu’Émilie Incerti Formentini vient d’être nommée dans la sélection des Molières 2015 (Molière de la comédienne dans un spectacle de Théâtre Public)

mise en scène et texte Guillaume Vincent
avec Emilie Incerti Formentini
dramaturgie Marion Stoufflet
lumières Niko Joubert
son Géraldine Foucault
production compagnie MidiMinuit
en coréalisation avec le CICT/Théâtre des Bouffes du Nord et La Comédie de Reims – Centre dramatique national
avec le soutien de La Colline – Théâtre national

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A propos de Alban Orsini

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