« Sœurs », m.e.s. Wajdi Mouawad

« Il y a assez de bleu dans le ciel

pour faire un costume de marin »,

Wajdi Mouawad, « Sœurs ».

En 2008, le metteur en scène libano-canadien Wajdi Mouawad démarrait son nouveau cycle « Domestique » avec « Seuls », pièce qu’il interprétait, comme son nom l’indique, seul sur scène. Reprenant les codes initiés par ce premier spectacle, il nous propose aujourd’hui « Sœurs », deuxième volet qui, avant « Frères », « Père » et « Mère » à venir, revient sur les obsessions de l’auteur en préfigurant un cycle plus intimiste que ne l’était l’incontournable tétralogie du « Sang des Promesses » (Littoral, Incendies, Forêts et Ciels).

Sœurs raconte le parcours de deux femmes,  Geneviève et Layla, dont les destins se croisent à Ottawa dans une chambre d’hôtel d’un genre particulier. S’ouvrant sur une séquence assez drôle durant laquelle Geneviève s’imagine, alors qu’elle est au volant de son auto, en Ginette Reno, le spectacle s’intéresse en premier lieu à ce personnage très à fleur de peau. Avocate montréalaise responsable de la formation des médiateurs en zones hostiles, Geneviève Bergeron doit passer une nuit de transit dans la capitale fédérale avant de s’envoler pour l’Afrique.

« Elle, l’avocate brillante qui a voué sa carrière à la résolution des grands conflits, elle, la célèbre médiatrice, est incapable de nommer le moindre de ses désirs. Sa jeunesse est passée. Elle le comprend là. Elle pense au visage amaigri de sa mère, à la langue défaite de son père et au silence de la banquette arrière de sa Ford Taurus sur lequel nul siège enfant n’a jamais été attaché. Elle pense à cela, à ce vide soudain, à cet étrange brouillard qui vient de l’envahir », Wajdi Mouawad  sur « Sœurs ».

(c) Pascal Gely

(c) Pascal Gely

Prise en charge par une chambre à la domotique plus que récalcitrante, Geneviève se confronte au problème du langage, la pièce refusant de lui parler français, lui préférant la langue de Shakespeare au grand dam de l’avocate qui finit par s’emporter en tout détruisant. Alternant les scènes cocasses et les quiproquos jubilatoires, cette première partie développe une ambiance plutôt légère et somme toute efficace qui s’articule, comme bien souvent chez Mouawad, autour de la notion du déracinement de son personnage central.

Après une transition des plus hilarantes démarre la seconde partie qui cette fois-ci s’intéresse à Layla, experte en sinistres, venue constater les dégâts occasionnés par Geneviève dans sa chambre d’hôtel.

(c) Pascal Gely

(c) Pascal Gely

Très rapidement, le spectateur se livre aux jeux des ressemblances tant les deux personnages semblent proches de par leur histoire et leur sensibilité : lien indéfectible avec un des deux parents (la mère pour Geneviève, le père pour Layla), dualité des langues (anglais/français pour Geneviève, français/libanais pour Layla), destin encombré par le poids du passé et des non-dits (une sœur pour Geneviève, une guerre pour Layla)… Ce faisant, le metteur en scène établit un véritable dialogue entre ces deux femmes, le monologue de l’une répondant au monologue de l’autre, jusqu’à l’échange véritable.

Gabrielle d'Estrées et Une de Ses Sœurs Anonyme (vers 1594-1595)

Gabrielle d’Estrées et Une de Ses Sœurs
Anonyme (vers 1594-1595)

Si Seuls se plaçait sous l’égide picturale du Retour du Fils Prodigue de Rembrandt, Sœurs se déploient sous le regard énigmatique et anonyme du tableau Gabrielle d’Estrées et Une de Ses Sœurs projeté en fond de scène. Reprenant la trame singulière du premier volet du Cycle Domestique, le spectacle est donc de nouveau constitué de deux parties, l’altération du décor s’établissant très exactement à moitié. De la même façon qu’Harwan s’appropriait l’espace dans Seuls en le transformant, Geneviève s’empare ici de la chambre d’hôtel en la détruisant. Ainsi fait, Wajdi Mouawad semble chercher une cohérence à son cycle dans la forme même autant que dans le fond, les deux pièces étant interprétées de manière identique par un seul comédien qui porte le texte de bout en bout. À ce sujet le metteur en scène réussit une nouvelle fois à rendre cette performance très naturelle, le spectateur n’étant jamais incommodé par cette seule interprétation, bien au contraire. Décors dynamiques, voix fantômes, écriture rétroprojetée, Mouawad fait montre d’imagination pour dynamiser son spectacle sans jamais distraire pour autant même s’il abuse parfois, tout comme dans Seuls, des dialogues téléphoniques pour éviter l’écueil du monologue ennuyeux.

Annick Bergeron et Wajdi Mouawad lors des répétitions (c) Pascal Gely

Annick Bergeron et Wajdi Mouawad lors des répétitions (c) Pascal Gely

Annick Bergeron (Nawal dans Incendies) livre ici une interprétation des plus réussies aux allures de performance, même si son personnage de Geneviève semble mieux maîtrisé et cohérent que celui de Layla. Tour à tour drôle et émouvante, elle parvient à sans cesse se réinventer, précise et tenue qu’elle est par une direction d’acteur efficace et très juste. Il faut dire que sa participation au spectacle va bien au-delà de la simple interprétation. La comédienne est en effet à l’origine du personnage de Geneviève Bergeron à qui elle prête son nom, Layla étant inspirée quant à elle par la propre sœur de Wajdi Mouawad, Nayla. Mais c’est pourtant une Nayla revisitée qui est présentée ici, son incarnation sur scène étant le fruit de nombreux échanges entrepris et enregistrés entre elle et Annick Bergeron. Ainsi donc Sœurs est-il un double portrait : celui d’une comédienne et d’une femme vue par cette dernière. Par ce procédé d’écriture, Wadji Mouawad accumule les pistes de lecture en démultipliant les dialogues, réaffirmant au passage sa volonté d’une écriture du réel démarrée avec Seuls et semblant se confirmer ici.

Si la première partie hilarante du spectacle brille par l’humour plus qu’original dans l’univers d’habitude empreint de nostalgie de Mouawad et la maîtrise de sa scénographie (saluons au passage le travail et les dessins d’Emmanuel Colus, les lumières d’Eric Champoux et la conception vidéo de Dominique Daviet), le metteur en scène et auteur replonge dans ses travers sur la seconde. À grand renfort de paraphrases et de surlignages intempestifs, il finit par incommoder le spectateur dans cette volonté affichée de vouloir tout expliquer par peur de ne pas être compris. Tout y passe : du décor en forme d’œil (« l’œil de l’ange ») au lien qui unit les deux personnages (qui sont des ponts symboliques unissant le passé et le présent), le sens est sans cesse explicité en long en large et en travers, quitte à le répéter si besoin.

(c) Pascal Gely

(c) Pascal Gely

Ce manque de subtilité finit par occulter la poésie pourtant très belle de la seconde partie et distancie le spectateur de son sens. Plus bavarde, cette séquence souffre également de quelques longueurs qui auraient pu être évitées tout comme un sentiment de redite dans les thématiques abordées pour peu que l’on connaisse le théâtre de Mouawad.

Le final, très beau, parvient néanmoins à clore le spectacle de manière émouvante en nous faisant oublier ce ventre mou qu’est la seconde partie, témoignant au passage des talents de conteur et de la poésie d’un des metteurs en scène et auteurs dramatiques les plus importants du théâtre contemporain.

Poignant et très justement interprété par une brillante comédienne, Sœurs, s’il se révèle un spectacle au rythme imparfait, intrigue dans cette nouvelle voie esthétique autant que sensorielle engagée par Wajdi Mouawad par son Cycle Domestique. À suivre pour mieux en comprendre les enjeux.

Jusqu’au 18 avril 2015 au Théâtre National de Chaillot.

Du 28 au 30 avril 2015 au Théâtre National de Toulouse.

Texte et mise en scène Wajdi Mouawad Wajdi Mouawad Wajdi Mouawad
Inspiré par Annick Bergeron Annick Bergeron Annick Bergeron et Nayla Mouawad Nayla Mouawad Nayla Mouawad
Interprétation Annick Bergeron Annick Bergeron Annick Bergeron
Dramaturgie Charlotte Farcet Charlotte Farcet Charlotte Farcet
Assistant à la mise en scène Alain Roy Alain Roy Alain Roy
Scénographie et dessins Emmanuel Clolus Emmanuel Clolus Emmanuel Clolus
Lumières Éric Champoux Éric Champoux Éric Champoux assisté d’Éric Le Brec’h Éric Le Brec’h Éric Le Brec’h
Conception et réalisation vidéo Dominique Daviet Dominique Daviet Dominique Daviet et Wajdi Mouawad Wajdi Mouawad Wajdi Mouawad
Conception et régie costumes Emmanuelle Thomas Emmanuelle Thomas Emmanuelle Thomas
Direction musicale Christelle Franca Christelle Franca Christelle Franca
Composition David Drury David Drury David Drury
Réalisation sonore Michel Maurer Michel Maurer Michel Maurer
Maquillages Angelo Barsetti Angelo Barsetti Angelo Barsetti
Régie plateau Eric Morel Eric Morel Eric Morel
Régie lumières Éric Le Brec’h Éric Le Brec’h Éric Le Brec’h
Régie vidéo Olivier Petitgas Olivier Petitgas Olivier Petitgas
Régie son Olivier Renet Olivier Renet Olivier Renet
Direction de production Maryse Beauchesne Maryse Beauchesne Maryse Beauchesne
Direction technique Pierre-Yves Chouin Yves Chouin Yves Chouin
Direction générale Arnaud Antolinos Arnaud Antolinos Arnaud Antolinos
Secrétariat général Marie Bey Marie Bey Marie Bey
Relations presse Dorothée Duplan Dorothée Duplan Dorothée Duplan -agence PlanBey agence PlanBey agence PlanBey06 86 97 34 36 06 86 97 34 36 06 86 97 34 36, 01 48 06 52 27 , 01 48 06 52 27 , 01 48 06 52 27
Avec le concours de l’équipe technique du Grand T
Décor construit aux Ateliers du Grand T

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A propos de Alban Orsini

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