"Tabou", m.e.s. Laurence Février – Théâtre du Lucernaire

 « Le viol n’est pas seulement un crime contre les femmes, mais un crime contre l’amour » Gisèle Halimi, plaidoirie du 03 mai 1978. 

Sur le plateau, 5 femmes.
Sur le plateau, 5 histoires.
Sur le plateau, 5 parcours de femmes qui racontent leur histoire sous le prisme de la justice, une histoire qui s’écrit en quatre lettres : viol.
  
(c) Margot Simonney
 
La pièce Tabou, écrite et mise en scène par la comédienne Laurence Février traite de violences sexuelles et se déroule en trois temps.
 
L’instant d’avant : l’inventaire. Le premier est celui de l’expectative. Sur scène, une dizaine de chaises toutes identiques, toutes anonymes. Symbolisant ce moment de l’attente qui précède, dans le tribunal, le verdict, les comédiennes qui viennent prendre possession du lieu s’assoient, se lèvent, changent de place et cela sans qu’aucuns mots en soient échangés alors qu’en arrière-fond des paroles brouillées se font entendre dans une sorte de tonitruance anonyme paradoxalement feutrée. Nous sommes dans un couloir, nous sommes dans une salle des pas-perdus, nous sommes nous aussi tenus par ce champ des possibles dont nous ne savons pas grand chose. Sur les visages, la peur, l’impatience,  le « je-ne-sais-pas », le « que-va-t’il-advenir-de-moi ? », le « serai-je-assez-forte ? ». Nous ressentons que quelque chose d’important et sur le point de se produire et nous comprenons que ces femmes en seront les catalyseurs.
 
(c) Margot Simonney
 
La ronde des questions. Le deuxième temps est celui de la confrontation avec la justice : cinq histoires de viol sont ici racontées sous la forme d’interrogatoires enchainés sans artifices ni fard. Parce que le texte est ici issu de la retranscription de procès d’assises, nous sommes plongés au cœur de l’action, auditoire autant que jurés. L’horreur qui est alors racontée est inscrite dans le quotidien et immédiatement elle place le viol dans une réalité bien ancrée dans le banal de l’existence et ses habitudes : les violeurs sont de la famille, sont des amis et paraissent bien innocents aux yeux de tous. « Lui ? Il aurait fait ça ? Mais c’est impossible ! » Ils sont un cousin, un mari, un serveur ou bien encore un voisin attentif. Insoupçonnables autant qu’insoupçonnés. Ils sont tour à tour charmants, charmeurs et évidemment bienveillants. Pourtant, un jour, tout bascule et l’impensable survient. Noir. Puis : comment réagir ? Quand et comment se défendre ? À qui en parler ? Quels mots utiliser ? Et pire que tout : qui croira-t-on ?
 
« QUESTION_ Vous connaissiez le serveur ?
 LUCIE_ Non… je ne l’avais jamais vu.
 QUESTION_ C’est vous qui avez engagé la conversation avec lui ?
 LUCIE_ Je ne sais plus exactement comment ça a commencé. J’avais bu une bière, oui, c’est quand j’ai commandé la seconde qu’il a fait une plaisanterie.
 QUESTION_ Quel type de plaisanterie ?
 LUCIE_ Rien. Un truc tout à fait banal, tout à fait courant, j’ai plaisanté aussi. Et puis j’ai commandé un dessert, une glace, et c’est là qu’il s’est vraiment mis à discuter avec moi.
 QUESTION_ C’était une conversation en dehors du cadre de son service ?
 LUCIE_ C’est à cause de la glace. Il m’a parlé de son pays, on a discuté « glaces italiennes », il m’a fait remarquer que la glace, ça n’allait pas avec la bière.
 QUESTION_ Vous n’avez pas pensé qu’il pourrait mal interpréter votre amabilité envers lui ?
 LUCIE_ Non mais écoutez ! J’ai quand même le droit de plaisanter avec un serveur de café ! » Tabou, Laurence Février.
  
Car c’est bien là la force du spectacle, car non content de raconter l’inracontable de manière frontale et crue, il démontre avec habilité que si la femme violée est victime, elle l’est deux fois : une première par son agresseur, la seconde, par la justice elle-même qui, par ses questions et insinuations insoutenables, place la victime en coupable. Coupable d’être provocante, coupable de ne pas s’être assez défendue, coupable d’avoir été « peut-être un petit peu » consentante. Les non-dits sont pléthores et corrompent l’interrogatoire de manière insoutenable : ils résident dans les silences lourds de sens, ils résident dans la perfidie des questions et la logique implacable et à charge de l’échange, ils résident dans les regards accusateurs. Comment n’être pas révoltés par les questions posées ?
  
« QUESTION_ L’accusé continue de nier. Il dit que c’est vous qui avez monté une machination contre lui, il dit : « C’est ma parole contre la sienne. »
 MATHILDE_ Ses empreintes digitales partout ? J’aurais fait comment ?
 QUESTION_ Nous pouvons comprendre votre réaction, elle est affective, mais ni la justice, ni les représentants de la société ne peuvent être sur ce registre. C’est la vérité des faits qui doit être entendue. »Tabou, Laurence Février.
 
(c) Margot Simonney
 
En insinuant que la femme violée était trop provocante, la justice victimise le violeur, reconnait de manière implicite sa toute-puissance de mâle et son incapacité à réfréner ses pulsions. Les banalise. Les rends naturelles. Les pense normales. En donnant à entendre que la victime aurait été consentante, elle minimise son « non » et lui ôte tout pouvoir. En faisant cela, la justice apparait comme complice du viol et pose la question de la confiance que l’on peut lui allouer. Ainsi désavouée, la victime semble être isolée, impuissante. Cette ambiguité de la justice et cette inversion des rôles sont brillamment rendues par l’écriture de la pièce qui place tour à tour les victimes dans le rôle de l’interrogatrice dans ce que l’auteur qualifie de « ronde des questions. » Ainsi, le tournis est autant suscité par la ronde effective aussi bien qu’affective des comédiennes échangeant leurs rôles que par l’accumulation des questions injustifiées, parfois misogynes, et cela jusqu’au malaise même.
 
La plaidoirie de Gisèle Halimi. La dernière partie reprend littéralement la plaidoirie de Gisèle Halimi lors du procès tenu à Aix-en-Provence le 03 mai 1978. Au cours de ce procès qui fit date, l’avocate et fervente féministe défend deux femmes violées et, en accord avec ces dernières, décide d’évoquer le viol dans sa dimension de « fléau social. » Lancé par la comédienne Laurence Février seule sur scène et face au public, ce texte interpelle le spectateur sur cette notion si importante de crime. En effet, parce qu’il touche à l’intime, le viol est un délit particulier qui soulève de nombreuses questions parmi lesquelles : qu’est-ce que la provocation ? Quel est le poids du témoignage d’une femme dans notre société ? Jusqu’à quel point la femme est-elle consentante ? Et plus que tout : quelle est la légitimité de ces questions ?
« À peu près quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, quand une femme est violée, il n’y a pas de témoins et, par conséquent, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, les violeurs qui expliquent tout ce qui a pu se passer auparavant concluent : « Oui, mais à ce moment-là, elles ont été consentantes… » .
Le drame de cette attitude, c’est que, qu’on le veille ou non, nous sommes acculées, nous, plaignantes, à devenir accusées à essayer de vous démontrer que : « Mais non, nous n’avons pas consenti ! » […]
Il y a une chose abominable en soi, s’agissant du droit pour une femme de dire « non ». Et quand une femme dit « non », il faut qu’on le comprenne une fois pour toutes, c’est « non », ce n’est pas « oui ».» Gisèle Halimi, plaidoirie du 03 mai 1978.

(c) Margot Simonney
 
  « Qui oserait dire ici qu’une femme violée n’a pas peur de mourir soit pendant, soit surtout après ? Et ces femmes, qui ont peur de mourir, qui sont anéanties, harassées, battues, humiliées, cessent de débattre. Elles cèdent, et c’est cela qu’on appelle « le consentement » ! Elles cèdent et vaincues, inertes, elles subissent. Et on appelle cela « le consentement ». »Gisèle Halimi, plaidoirie du 03 mai 1978.
 
Autant de réflexions qui, parce qu’elles font débat, biaisent le jugement et versent dans la constitution d’une sorte de loi du silence implacable et inacceptable. Percutante et pertinente, cette plaidoirie interpelle le spectateur en lui demandant : « pourquoi, dans notre société actuelle, n’est-il pas si évident que cela que le viol soit un crime et les femmes violées des victimes ? » Cette intervention sera à l’origine d’une nouvelle loi définissant plus précisément le viol (1980), preuve de son impact.
 
Sans jamais donner dans la grandiloquence ni le voyeurisme (l’acte en lui-même n’est qu’évoqué et non montré), l’originalité de ce spectacle est de traiter du viol non plus en tant qu’« anecdote » dans le sens du simple fait, mais bien plus globalement, à la manière d’un phénomène de société qu’il conviendrait d’étudier au plus juste, et cela dans son universalité même. Au travers des témoignages qui nous sont livrés avec beaucoup de pudeur et de justesse dans la seconde partie par des comédiennes magnifiques, ce sont les travers de la justice en eux-mêmes qui sont incriminés et au-delà de ces conclusions, notre propre rapport au viol qui est questionné.
 
Une pièce indispensable qui porte un grand coup et suscite le débat.

A voir absolument jusqu’au 21 octobre au Lucernaire.

Le texte est publié aux éditions de L’Harmattan.


 

Du mardi au samedi à 20h
Dimanche à 17h
Du 5 septembre au 21 octobre 2012
Auteur : Un spectacle de Laurence Février 
Avec la plaidoirie de Gisèle Halimi à la Cour d’Assises d’Aix en Provence le 3 mai 1978 
Mise en scène : Laurence Février
Avec : Véronique Ataly, Mia Delmaë, Laurence Février, Françoise Huguet, Carine Piazzi, Anne-Lise Sabouret
Durée : 1h05

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Au-delà des questions pertinentes soulevées par le texte en lui-même, ce spectacle, qui est une vraie réussite, m’a posé un problème en tant que critique : « où placer le théâtre dans une pièce de ce type ? »,  « Peut-on critiquer la théâtralité d’une pièce documentaire ? » En effet, à y regarder de plus près, la mise en scène en elle-même dans un spectacle tel que Tabou semble secondaire et se doit de s‘effacer derrière le propos tant elle pourrait desservir ce dernier. On n’imaginerait pas une telle pièce user d’effets de mise en scène pour parvenir à faire entendre le message qu’elle veut faire passer, au risque de le discréditer. Pourtant, écrire cela, n’est-ce pas placer la mise en scène dans le domaine de l’artifice, chose qu’elle n’est bien évidemment pas ? Ainsi, si j’écris avoir trouvé la mise en scène de Tabou quelque peu « scolaire », ne suis-je pas en train d’attaquer justement ce qui fait la force d’une telle pièce à savoir sa retenue et son réalisme ? En dehors de l’interprétation, peut-on parler vraiment de théâtre ?
 
En un sens, c’est Gisèle Halimi qui répond elle-même à cette question en faisant intervenir le théâtre et Cyrano de Bergerac dans sa plaidoirie, preuve s’il en est, que le théâtre est partout : 

« Le viol n’est pas seulement un crime contre les femmes, mais un crime contre l’amour, contre la relation entre les hommes et les femmes, contre « un instant d’infini », « une façon d’un peu se respirer le cœur ». » Gisèle Halimi, plaidoirie du 03 mai 1978. 
 

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A propos de Alban Orsini

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