Kanatastrophe…
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Difficile de parler de Kanata sans évoquer la controverse que le spectacle traîne avec lui comme une aura maléfique. Et si difficile l’exercice consistant à évoquer cette controverse dans une critique… Tentons donc d’en retracer, avec humilité et sans aucun jugement, le contexte et la temporalité à la façon dont le théâtre raconte une histoire : en actes.
Acte 1 : la controverse côté Canada…
Tout commence avec le projet SLĀV, une pièce mise en scène par le célèbre Robert Lepage à qui l’on doit de nombreux chef-d’œuvres du théâtre québécois contemporains parmi lesquels Jeux de Cartes 1 : Pique et 887 chroniqués ici-même. S’intéressant à la thématique de l’esclavagisme, le metteur en scène ambitionnait « une odyssée théâtrale à travers les chants d’esclaves afro-américains ». Problème : la sous-représentation de la communauté noire parmi les comédiens sur scène était tellement évidente pour certains que la pièce et son metteur en scène furent accusés d’appropriation culturelle. Il faut dire qu’au Canada, la question de la représentativité des minorités dans les œuvres artistiques est sensible et cristallise bien souvent les polémiques. On se souvient par exemple des réactions enflammées suscitées par les propos de Hal Niedzviecki, rédacteur en chef de la revue Write, revue trimestrielle de la Writer’s Union of Canada (l’association nationale des écrivains professionnels) qui affirmait ne pas croire au concept d’appropriation culturelle.
« A mon avis, n’importe qui, n’importe où, devrait être encouragé à imaginer d’autres peuples, d’autres cultures, d’autres identités. J’irais même jusqu’à dire qu’il devrait y avoir un prix pour récompenser cela – le prix de l’appropriation, pour le meilleur livre d’un auteur qui écrit au sujet de gens qui n’ont aucun point commun, même lointain, avec lui », Hal Niedzviecki (repris de l’article de Violaine Morin pour Le Monde).
Portée par de nombreuses prises de paroles houleuses dans les médias, la controverse autour de SLĀV donna lieu à de multiples manifestations et les représentations furent en partie annulées.
C’est dans ce contexte houleux que fut développée en parallèle une création quelque peu particulière puisque Ariane Mnouchkine, iconique animatrice du Théâtre du Soleil, avait accepté de « prêter » sa troupe française au metteur en scène québécois : une première dans l’histoire de la compagnie parisienne. Le sujet de la pièce intitulée « Kanata« (le nom iroquois pour « Canada »), prolonge celui de SLĀV avec lequel il partage le même ADN à savoir : donner à voir l’histoire d’un peuple opprimé, celle des populations natives dans le cas de Kanata. Nouveau problème : aucun des comédiens sur scène, aucun des auteurs et consultants de la pièce, ne sont autochtones du Canada (appellation regroupant tout à la fois les Premières Nations, les Inuits et les Métis). Nouvelle levée de bouclier dans la foulée de celle de SLĀV contre le post-colonialisme supposé de Robert Lepage qui prendra la forme d’une très belle tribune intitulée « Encore une fois, l’aventure se passera sans nous, les Autochtones ? » et publiée en juillet 2018 dans le quotidien Le Devoir.
« L’un des grands problèmes que nous avons au Canada, c’est d’arriver à nous faire respecter au quotidien par la majorité, parfois tricotée très serrée, même dans le milieu artistique. Notre invisibilité dans l’espace public, sur la scène, ne nous aide pas. Et cette invisibilité, madame Mnouchkine et monsieur Lepage ne semblent pas en tenir compte, car aucun membre de nos Nations ne ferait partie de la pièce. […] Notre invisibilité dans l’espace public, sur la scène, ne nous aide pas. Peut-être sommes-nous saturés d’entendre les autres raconter notre histoire. Nous ne sommes pas invisibles et nous ne nous tairons pas » , Le Devoir, Juillet 2018, repris par Radio Canada.
A partir de là les deux camps n’auront de cesse de s’affronter par presse et réseaux sociaux interposés…
« Pourquoi ne pas avoir engagé d’acteurs autochtones? Ariane Mnouchkine avait «offert sa troupe» à Robert pour faire une création. Quel metteur en scène n’aurait pas accepté l’honneur d’une telle invitation? Mais voilà, le Théâtre du Soleil, c’est une troupe, c’est un modèle unique en Europe. Ce n’est pas une compagnie qui engage des acteurs pour quelques mois selon les productions comme partout ailleurs. C’est une trentaine de comédiens-nes, de nationalités diverses — sans aucun Canadien ou Autochtone — qui travaillent ensemble à longueur de semaine, à longueur d’année, depuis 5, 10, 15, 20 ans, même plus. C’est un esprit, c’est un corps. On ne peut, pour un projet, y intégrer quelques acteurs étrangers, qui viendraient, épisodiquement, faire quelques laboratoires de création étalés sur deux à trois années, puis quelques semaines de répétition avant la première. En pareil cas, il n’y aurait pas la cohésion si spécifique des acteurs du Théâtre du Soleil. […] Et puis est arrivée l’affaire SLAV. Et le lien avec Kanata. Et les commentaires de plus en plus vitrioliques sur les réseaux sociaux. Et les procès d’intention. Tout à coup, nous ne racontions plus une histoire que nous voulions universelle, nous faisions de l’appropriation culturelle; nous ne faisions plus un travail de recherche et de documentation respectueux et rigoureux, nous étions des extracteurs de cultures et nous instrumentalisions les personnes consultées; tout à coup, on nous distribuait dans le rôle des «Blancs». Avec la lettre du Devoir, le tournant médiatique de l’affaire était pris officiellement », Michel Nadeau, coauteur de la pièce Kanata, comédien, auteur et metteur en scène, Québec (repris dans La Tribune).
… tant et si bien que la pièce fut tout simplement annulée au Canada…
« Ce qui est le plus dommage dans toute cette histoire, c’est que 40 000, 50 000 personnes, peut-être plus, en France, en Europe, au Canada, au Québec, aux États-Unis et même en Asie ne pourront voir cette grande histoire de rencontres, d’amitiés, de transformation de l’un par l’autre, et de prendre conscience de ce que le Canada colonial a fait à toute cette grande communauté. L’occasion ne se représentera pas de sitôt », Michel Nadeau, coauteur de la pièce Kanata, comédien, auteur et metteur en scène, Québec (repris dans La Tribune).
… avant d’être, ultime rebondissement, annoncée en France au Théâtre de la Cartoucherie après une rencontre entre le metteur en scène et les représentants autochtones.
Acte 2 : la controverse vue de France…
Il n’est pas simple de parler de la controverse de ce côté-ci de l’Atlantique et cela pour plusieurs raisons. La première : nous sommes français. De fait, l’enracinement du questionnement identitaire des autochtones résonne moins en nous que ce qu’elle ne le fait pour les québécois qui ont, dans les mots mêmes, intégré cette problématique et la stigmatisation dont sont victimes les populations natives (comme il est dit dans la pièce, les termes « indien » / « amérindien » sont considérés comme péjoratifs par les autochtones et les canadiens). De manière plus générale encore, la culture française ne s’interroge que très peu ou à moindre mesure sur cette question de la représentativité des minorités comme peuvent le faire les médias outre-atlantique où le sujet est régulièrement débattu comme en témoignent les nombreuses et houleuses affaires qui s’enchaînent là-bas alors qu’elles passent inaperçues – à tort – en France. Citons tout à trac les polémiques impliquant le comédien Bryan Cranston dans le cadre de l’adaptation américaine d’Intouchables et dans lequel l’interprète valide de Walter White (Breaking Bad) incarne un handicapé, ou bien encore celle de Scarlett Johansson accusée de Whitewashing dans le cadre de l’adaptation du manga Ghost in the Shell.
« En tant qu’acteur on nous demande de jouer d’autres gens. Si je suis une personne âgée hétérosexuelle et que je suis riche, je suis très chanceux, mais cela signifie-t-il que je ne peux pas jouer une personne qui n’est pas riche ? Est-ce que cela signifie que je ne peux pas jouer un homosexuel ? » Bryan Cranston (SkyNews).
La seconde : parce que le public français est habitué aux incursions culturelles du Théâtre du Soleil qui, depuis des dizaines d’année, en faisant appel à des comédiens venus de tous horizons qu’Ariane Mnouchkine immerge dans la culture d’un pays, donne à voir le monde sous toutes ses coutumes.
« L’idée maîtresse du Théâtre du Soleil est que le théâtre rassemble les humains au-delà de leurs différences. C’est pourquoi, ces acteurs ne se considèrent pas comme Français ou Chinois ou Iraniens, mais comme des artistes sensibles à toutes les histoires et les cultures humaines. C’est pourquoi le Théâtre du Soleil s’est intéressé au Japon, à l’Inde, au Cambodge, entre autres, à travers de grandes formes artistiques, la plupart du temps venues de l’Orient », Michel Nadeau, coauteur de la pièce Kanata, comédien, auteur et metteur en scène, Québec (repris dans La Tribune).
Ainsi et à titre d’exemple, dans le très beau (mais discutable) « Une Chambre en Inde« , la compagnie d’Ariane Mnouchkine jouait sur scène en 2107 la création d’un spectacle comme miroir d’un monde plongé dans le chaos. En convoquant le Therukoothu (théâtre de rue du sud de l’Inde) comme fil conducteur, elle reprenait à son compte la tradition indienne pour donner un contexte à son propos. Pour ce faire, la compagnie s’était installée durant des mois en Inde pour y apprendre les codes de cet art si particulier afin de les intégrer au spectacle.
“Tout le Théâtre du Soleil, je dis bien tout le Théâtre du Soleil, techniciens, bureau, tout le monde, à ma demande […] tout le monde est allé en Inde. J’avais plusieurs raisons à cela. Pour les comédiens et les musiciens, c’était évident, c’est- à-dire que je voulais qu’ils aient l’occasion de se plonger ou de se replonger dans un certain bain”, “Le prix de l’expérience.” Contraintes et dépassements dans le travail de groupe, rencontre publique entre Ariane Mnouchkine et Eugenio Barba, 8 mars 2016.
Nulle attaque de ce côté-ci de l’Atlantique pour appropriation culturelle : les séquences indiennes d’Une Chambre en Inde s’avéraient au contraire bluffantes et firent l’unanimité tant les chorégraphies avaient été travaillées avec minutie, respect et amour de l’art par la troupe d’Ariane Mnouchkine.
Avec le recul, la question de la frontière séparant hommage et appropriation culturelle est complexe dans la mesure où elle questionne le sens de l’interprétation. Elle l’est d’autant plus pour Kanata. Le comédien doit-il tout pouvoir jouer ? Interpréter, est-ce voler la voix de celui qui est interprété ? Si elle reste à trancher, sans doute doit-elle être décidée et définie par les minorités elles-mêmes. De fait, finissons cette longue introduction avant de démarrer la critique du spectacle à proprement parler en donnant une nouvelle fois la parole aux autochtones :
« Nous ne souhaitons pas censurer quiconque. Ce n’est pas dans nos mentalités et dans notre façon de voir le monde. Ce que nous voulons c’est que nos talents soient reconnus, qu’ils soient célébrés aujourd’hui et dans le futur, car NOUS SOMMES, » Le Devoir, Juillet 2018, repris par Radio Canada.
Acte 3 : la controverse mise en scène…
Allons-y tout de go : Kanata, épisode 1 – la controverse est une pièce qui ne dérange pas tant à cause de la polémique qui la précède et avec laquelle elle joue allant jusqu’à l’intégrer dans son titre, mais parce qu’elle est avant tout et surtout une proposition bancale et, osons-le, franchement ratée…
Le spectacle débute par la vision d’un tableau du XIXe siècle de Cornelius Krieghoff représentant un chasseur Huron-Wendat. Ce faisant, la question de la représentation est déjà clairement posée. Par un procédé de mise-en-scène immersif dans la grande tradition tout à la fois d’Ex Machina et du Théâtre du Soleil, le spectateur se retrouve ensuite plongé en Colombie Britannique, parmi les arbres millénaires et le chant des oiseaux. Débarquent des hommes qui, armés de tronçonneuses vrombissantes, détruisent la forêt, font fuir les animaux et pire : démolissent et pillent un village autochtone, délogeant ses habitants au passage. Si la vision symbolique du totem coupé en son milieu est immédiatement révoltante, le procédé de dénonciation, parce que trop littérale, se révèle balourd pour une introduction. Mais après tout « pourquoi pas » pourrait-on se dire à ce stade-ci de la pièce, la scène d’exposition ne faisant au final que montrer des faits.
Le spectacle à proprement parler va pouvoir commencer, à la façon d’une pièce chorale imbriquant plusieurs histoires et rencontres se déroulant à Vancouver dans le quartier chinois mal famé de Hastings Street (nommé ainsi en l’honneur du gouverneur des Indes Britanniques y ayant organisé un trafic d’opium de grande envergure).
Il y a Miranda et Ferdinand, une artiste peintre et son compagnon venus tenter leur chance dans cette ville, Rosa, la travailleuse sociale investie et volontaire, Tanya, l’héroïnomane un peu paumée, Tobie, un réalisateur homosexuel souhaitant terminer un film sur le quartier… L’ensemble s’imbrique plutôt bien mais l’influence cinématographique très sérielle finit par évider la substance théâtrale de l’ensemble, tirant sur des ficelles grosses comme le pouce en matière de dramaturgie. Ajoutée à cela une intrigue policière qui finit par faire ressembler le tout à un épisode bien mené mais somme toute très prévisible d’une série américaine calibrée pour plaire au plus grand nombre, on aboutit à un spectacle gonflé de toute part par les procédés et les bons sentiments.
Et les malaises de s’enchaîner… La représentation d’un fait divers réel(1) à savoir le meurtre d’une autochtone par un éleveur de cochons dans une caravane à grands renforts d’éclaboussures de sang et autres hurlements s’avère dérangeante voire complaisante. Le cours d’histoire sur le quartier de Hastings Street, l’instant artificiellement »Wikipédia » de la pièce, est bien trop didactique pour s’intégrer à l’ensemble. Certains monologues sont dégoulinant de mièvrerie et tire-larmes à souhait…
Pire, en intégrant la controverse dans sa pièce par le truchement du questionnement d’un de ses personnages (celui de Miranda qui se demande s’il faut se droguer pour parler des junkies et si elle à le droit de représenter les femmes assassinées), Robert Lepage s’impose en victime et tente une démonstration lourde et bien vaine pour se justifier, là où la pièce aurait dû suffire pour mettre tout le monde d’accord sur son point de vue.
Trop réécrite après la polémique, Kanata enchaîne ainsi les poncifs, les bons sentiments, les émotions préfabriquées comme autant d’étages d’une pièce montée trop sucrée. La controverse elle-même autour de l’appropriation culturelle finit par passer au second plan à cause d’un argument qui ne rend finalement que très peu hommage à son sujet.
Reste néanmoins le savoir-faire épatant des deux mondes, celui de Robert Lepage et du Théâtre du Soleil, en tant que faiseurs d’images. Qu’il s’agisse des scènes en forêt ou bien de celle, onirique, du voyage halluciné en pirogue, l’Atlantique ne suffit pas pour désunir ces deux visions d’un théâtre humaniste et spectaculaire au service de l’histoire.
Gonflé et trop didactique, Kanata a tout du chef-d’oeuvre raté…
A découvrir en ce moment au Théâtre de la Cartoucherie.
(1) La scène s’inspire de l’affaire Robert William Pickton, tueur en série reconnu coupable de 6 chefs de meurtre non prémédité (« second degré ») de prostitués habitant le même secteur défavorisé de Vancouver décrit dans Kanata. Il affirmera avoir assassiné 49 femmes.
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