« Le Misanthrope », m.e.s. Thibault Perrenoud

« Franchement, il est bon à mettre au cabinet ». Molière, Le Misanthrope.

Nous aurions tellement aimé pouvoir sauver quelque chose de cette nouvelle version du Misanthrope de Molière par la compagnie Kobal’t, en grande partie parce qu’elle est une des premières mises en scène du jeune Thibault Perrenoud. Nous aurions tellement aimé pouvoir trouver quelque chose à dire pour donner envie de voir ce spectacle tant il est important d’encourager les artistes pour ces cadeaux et ces dons d’eux qu’ils nous font constamment en créant, même quand maladroits. Nous aurions tellement _mais tellement !!!_ aimé faire une bonne action en n’écrivant rien de mal sur ce Misanthrope-là, mais très justement parce qu’il s’agit de ce texte, nous ne pouvons prendre de gants : de la scénographie à l’interprétation des comédiens, du travail des lumières au décor, des intentions à leur précision, tout est à très vite oublier tant jamais l’heure quarante-cinq passée en compagnie d’Alceste, Oronte et Célimène ne s’est apparentée à un calvaire à ce point indigent… Un immense gâchis…

Dès l’entrée dans la salle, on comprend que la dramaturgie de Vincent Macaigne a fortement inspiré le metteur en scène et qu’en cette imitation (hommage ?) réside une première et flagrante erreur. Comme chez Macaigne, un comédien accueille, décontracté, les spectateurs sur de la musique tonitruante et contemporaine. Comme chez Macaigne, il les invite à venir boire un coup, manger quelques chips ou autres marshmallows et à s’asseoir. Comme chez Macaigne, il y a un DJ qui mixe des titres. Comme chez Macaigne, le temps du théâtre ne se fait ainsi pas au levé de rideau et le quatrième mur est abattu avant même d’être érigé. Comme chez Macaigne, l’ambiance est bon enfant et conditionne tout de suite le visiteur à accepter que le spectacle qu’il s’apprête à voir est une réinterprétation dépoussiérée version « adolescent décomplexé » d’un grand texte classique. Comme chez Macaigne, ce sont des comédiens qui, dissimulés au milieu du public, vont démarrer la pièce à proprement parler en interprétant une fausse dispute des plus virulentes. Comme chez Macaigne, le spectacle confrontera tout du long la prose originale de Molière à celle, plus contemporaine, d’une écriture qu’on imagine collective. Histoire de bien souligner sa modernité et comme chez Macaigne (c’est lourd, on sait…), le spectacle n’hésitera pas à mentionner des éléments d’actualité (la télé-réalité par exemple). Comme chez Macaigne, on aura également droit à de multiples passages de comédiens dans le public, à des invectives virulentes depuis la salle. Comme chez Macaigne enfin, il y aura de la « quéquette » ainsi que des litres de liquides balancés sur les visages et les corps nus qu’un passage à l’ombre d’une lumière vespérale transcendera.

En faisant cela, le metteur en scène pose d’emblée une question au spectateur éclairé : pourquoi ? N’existait-il pas manière plus subtile, plus personnelle, de dépoussiérer Molière que de piocher chez un des metteurs en scène les plus iconiques et reconnaissables du moment ? Où se place ici le travail du metteur en scène ? Son originalité ? Sa singularité ? En quoi sa proposition diffère-t-elle de son modèle ? Qu’apporte-t-il ? Quelle est sa vision du texte ? Que raconte-t-il ? Que souhaite-t-il faire résonner en nous, simples spectateurs ?

© Alice Colomer

© Alice Colomer

Passer ces premières questions et après avoir accepté qu’il n’y ait pas de réponses, force est de constater que ce qui marche chez Macaigne (nous n’entrerons pas ici dans le débat consistant à savoir en quoi ce procédé peut parfois s’avérer opportuniste et outrancier) ne fonctionne pas ici. Une nouvelle fois : pourquoi ? Parce que Thibault Perrenoud se retrouve confronté à un choix qu’il n’a finalement pas réussi à faire : réadapter complètement le Misanthrope ou bien au contraire lui rester fidèle. Ici le spectateur a droit à d’incessants aller-retour entre une version très classique du Misanthrope (les vers sont récités, voire chantés, les temps sont respectés, les liaisons, les césures, marquées) et une version plus libre du texte (ça se paluche, ça se tripote l’entrejambe, ça boit dans tous les sens, ça accumule les anachronismes)… Chez Macaigne, la déstructuration du support est totale : qu’il s’agisse de Shakespeare dans Au Moins J’Aurai Laissé Un Beau Cadavre ou Dostoïevski dans Idiot ! Parce Que Nous Aurions Dû Nous Aimer, les auteurs sont malmenés, le metteur en scène, acteur et cinéaste déstructurant complètement l’œuvre initiale pour n’en garder que la trame qu’il reconstruit de bout en bout. Ici, le spectateur se retrouve le cul entre deux chaises, confronté qu’il est au manque de clarté du metteur en scène et de ses objectifs. Ainsi, il ne parvient pas à identifier l’objet ni à se positionner par rapport à lui ce qui finit par le lasser. Pire : tout concourt à ce malaise.

Premier point : la scénographie. Le jeune metteur en scène a en effet choisi le quadrifrontal pour servir d’écrin à son spectacle.

« Nous ne sommes pas dans un quadrifrontal ou un bifrontal habituel, nous sommes dans un espace anarchique qui offre la possibilité aux acteurs d’être dans des corps du quotidien, détendus et libres, et éviter ainsi le corps « théâtral ». Les spectateurs peuvent les sentir dans leur dos, à côté d’eux, au milieu d’un de leurs groupes. Nous faisons en sorte que le spectacle devienne un événement perçu différemment selon notre place géographique. Quel que soit le lieu qui nous accueille, nous voulons amener une grande partie du public sur le plateau, entourant en grande partie l’action dramatique. Et créer un lieu de fête, un lieu de convergence et un point de départ vers le monde. Le public tient donc une place importante dans la mise en scène.  Chaque spectateur est considéré, non pas comme un spectateur, mais comme un partenaire plongé au cœur même du conflit et des questions soulevées. Dans cette fête qu’organise Célimène, nous sommes tous des invités, louvoyant entre notre position de voyeur et notre envie d’agir. Pris à partie par Alceste, les spectateurs demeurent les confidents de Philinte et d’Éliante, les complices de Célimène, les juges jugés à leur tour. Ils sont des « joueurs en puissance », Thibault Perrenoud à propos du Misanthrope, propos recueillis par Alice Zeniter.

Choisir le quadrifrontal (figure incontournable et parfois indigeste du théâtre contemporain), c’est tout d’abord interroger le regard du spectateur sur le comédien, l’espace de ce dernier et le sens à donner aux deux. Ici, on comprend bien l’idée du metteur en scène de jouer à fond la carte de la proximité. Mais à quoi peut donc bien servir une idée si on ne l’utilise pas totalement et si on ne joue pas constamment avec pour la faire sur tout résonner ? Vite abandonné, le dispositif n’est jamais mis en avant et s’avère au final plus gadget qu’autre chose. Dans cette version du Misanthrope, le quadrifrontal n’apporte et ne raconte en effet absolument rien, n’est jamais mis à profit et pire que tout, la proximité qu’il est censé mettre en avant s’avère rapidement inconfortable pour tout le monde. Les spectateurs se sourient, s’étudient, cherchent dans le regard de l’autre en miroir cet ennui que lui-même ressent. Le comédien de son côté est sans arrêt happé par les mouvements d’un spectateur, sa toux, le bip de son téléphone portable, son rire particulier, mais n’assume jamais ce dialogue qui s’établit avec lui : il l’élude même. Le comédien ne tire ainsi rien de ce contact si particulier mais sort pourtant constamment de son rôle, se déconcentre, ce qui aboutit en fin de compte à une nouvelle désincarnation. De cet inconfort rien n’est construit, ce qui pose la question de la nécessité de le créer. Injustifié, le choix scénographique tape complètement à côté de l’effet recherché et la proximité voulue se transforme en irritation.

De la même façon, le travail des lumières est fastidieux (que raconte la partie dans l’obscurité ? À quoi fait-elle référence ? Que symbolise-t-elle ?), le déplacement des personnages peu précis (les protagonistes entrent d’un côté, ressortent de l’autre. Les entrées et sorties étant multiples, l’espace se retrouve complètement déconstruit et incohérent). Et que dire encore de ces passages durant lesquels il ne se passe soudainement plus rien sans qu’aucun comédien n’occupe la scène ? Du jamais vu… Tout manque tellement de clarté que cela en devient pénible pour tout le monde.

© Alice Colomer

© Alice Colomer

Deuxième point : l’intention des personnages et l’interprétation des comédiens. Jamais Molière n’a été si peu présent et son propre texte si évidé… En manquant totalement de précision, Thibault Perrenoud perd complètement ses personnages, les rendant tous plus insupportables les uns que les autres. Ça crie, ça pleure, ça cabotine, ça chante le texte, ça hurle de nouveau, ça se touche l’entrejambe, ça s’arrête, ça se pose, ça se repose, ça s’en va et ça revient, c’est fait de tout petits riens, ça se met à chanter, à danser, et puis ça crie encore, ça pleure, ça rit, ça se fout à poil, et puis ça repleure, et puis ça braille tout à coup on ne sait jamais pourquoi, mais enfin bon, ça s’embrasse, ça court, ça fait des moulinets de bras parce que bon voilà quoi, sans que jamais on ne comprenne le sens de tout ça. Pourquoi ???? Très vite le spectateur a l’impression de se retrouver avec une image qui ne correspondrait pas avec le son qu’il entend ni même avec le texte qui est récité pour lui. Rien n’est cohérent, on ne comprend jamais l’intention des personnages, ce qui les anime à réagir physiquement de la sorte. Plus grave encore, parce qu’ils alternent constamment les registres d’interprétation, les comédiens perdent complètement la psychologie des personnages tant et si bien qu’on finit par ne plus rien suivre du tout à l’histoire. Et franchement : on finit aussi par complètement s’en foutre. Ressentir une quelconque empathie pour qui que ce soit serait trop demander ici. On préfère rire à l’évocation de Koh Lanta plutôt que de saisir quoi que ce soit à cette critique de la société bourgeoise que nous offre Molière. Chercher une quelconque cohérence dans le comportement des personnages s’avère aussi illusoire que de faire courir un cent mètres à une moule de Bouchot aveugle. Aussi cruel que cela puisse paraître, ce Misanthrope révèle à chaque scène le degré zéro de sa direction d’acteur, chaque comédien étant constamment en roue libre sans aucune cohérence avec le rôle qu’il incarne. Après, on sent bien que Marc Arnaud et Caroline Gonin en ont sous le capot, très sincèrement, mais ce n’est pas leur rendre grâce que les diriger (si on peut utiliser ce terme) ainsi. Que reste-t-il d’un comédien si la seule chose que l’on sauve de son « interprétation » est l’intervention très réussie et très appropriée du rebondi de ses fesses ?

POURQUOI ????????

Thibault Perrenoud évoque un projet collégial.

« J’ai voulu dès le début associer Alice Zeniter dans tout le processus de création que son rôle dramaturgique soit important. Elle a pris part à toutes les répétitions et pouvait intervenir à tous les niveaux. Je tiens aussi à dire que la collaboration s’est élargie à Guillaume Motte, un des comédiens, qui m’a été un précieux assistant, très présent tout au long de la création. Je voulais de toute façon que tous soient très impliqués, que chaque choix soit éprouvé de manière collégiale puis assumé pleinement. On est au sens large tous « acteurs » du projet et à ma place j’essaie de mener et faire converger les idées et les énergies », Thibault Perrenoud à propos du Misanthrope, propos recueillis par Alice Zeniter.

Peut-être est-ce cette dilution totale de la mise en scène entre différents intervenants qui explique le manque flagrant de corps et de précision (précision de jeu, précision des intentions, précision des comédiens) du spectacle, le tout étant dilué dans un galimatias totalement indigeste et indigne du théâtre professionnel.

En lisant ces lignes, le jeune Thibault Perrenoud fera sans doute l’amère expérience de la cruauté des critiques et de leur manque reconnu de retenue et d’empathie. Nous aimerions lui assurer ici même que nous l’aimons pourtant, que nous le serrons sur notre cœur, que s’exposer, c’est toujours très difficile _nous le savons bien_ et que les critiques seront toujours bien plus confortablement assis pendant que lui crée et continuera de créer, on le lui souhaite, debout et en mouvement, dans la sueur et  parfois même les pleurs. Mais franchement et en toute honnêteté, là, non, vraiment pas : ce Misanthrope ne fonctionne en rien. Toutes nos plus plates excuses mais nous avons vraiment détesté…

A découvrir jusqu’au 20 décembre au Théâtre de la Bastille.

avec
Marc Arnaud
Mathieu Boisliveau
Chloé Chevalier
Caroline Gonin
Éric Jakobiak
Guillaume Motte
Aurore Paris

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A propos de Alban Orsini

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