« Tragédies romaines », m.e.s. Ivo van Hove

Tragédies romaines d’Ivo van Hove, quand l’ancien monde ressemble au nouveau monde

La scène du théâtre de Chaillot est un hall d’hôtel international ou un centre de conférences. Il y a beaucoup de canapés, de très grandes lampes, quelques plantes. De nombreux écrans sont disposés sur le plateau qui est bordé par un cybercafé et deux buvettes. La pièce qui va durer presque 6 heures commence dans un vrombissement assourdissant joué par des musiciens placés en bout de scène, devant le public. Le spectacle démarre à toute allure, les informations arrivent de toute part. Les événements se succèdent très rapidement. C’est  chaotique, violent et parfois incompréhensible. Nous sommes des enfants devant une chaîne d’information en continu, prisonniers d’images anxiogènes et de news chassant d’autres news. Ivo van Hove utilise l’urgence et l’immédiateté des systèmes de communication actuels pour nous immerger dans le récit et le rendre moderne.

Il nous surexpose aux annonces de décisions politiques, de morts, de guerres, de retournements de situation jusqu’à l’overdose.  PRIORITÉ AU DIRECT !

(c) Jan Versweyveld

Puis la première pause arrive. Le public est invité à prendre place sur scène, commander des verres ou des sandwichs aux buvettes, consulter ses emails dans le cybercafé, déambuler dans les gradins ou à l’extérieur de la salle où se situent des écrans.

Il n’y aura pas d’entracte. Le mouvement se met en marche, le quatrième mur tombe, les chuchotements se font entendre, les jambes s’allongent. Nous savons que nous sommes en route pour un voyage particulier. Nous sommes plus détendus que d’habitude, peut-être moins attentifs. Il faut doucement s’habituer au trop plein d’informations et de libertés. Nous ne sommes pas accoutumés à devoir nous organiser, à pouvoir bouger. Nous sommes le peuple, nous sommes des plébéiens au temps de Coriolan, nous sommes au coeur de l’action comme nous pouvons avoir la sensation de l’être dans une agora ou sur les réseaux sociaux.

Un effeuillage minutieux de la politique moderne

En adaptant dans une même pièce les trois tragédies romaines de Shakespeare, Coriolan, Jules César et Antoine et Cléopâtre, Ivo van Hove entreprend avec réussite une analyse chirurgicale de la politique moderne comme le fait Joël Pommerat dans Ça ira (1) fin de Louis. Il décortique minutieusement les enjeux politiques des trois pièces en se concentrant sur la méfiance du peuple éprouvée par Coriolan, la trahison subit par Jules César et la difficulté de mêler amour et politique à laquelle sont confrontés Antoine et Cléopâtre.

Le très intéressant mélange des genres (Octave César et d’autres hommes politiques sont joués par des femmes et inversement) et des âges (Coriolan mort dans sa prime trentaine est incarné par un comédien sexagénaire) opéré par Ivo van Hove ajoute à la modernité de l’adaptation de la pièce de Shakespeare et la place résolument sur le terrain de la politique actuelle. De même, il n’est pas question de combat dans cette pièce. Quand Marc Antoine demande à ses équipiers de l’aider à mettre son armure, c’est une cravate et un costume qu’apporte Eros. Et Marc Antoine part débattre sur un plateau de télévision.

On s’amuse à chercher les traits de Vladimir Poutine, Bachar el-Assad, Kim Jong-un, Donald Trump, Angela Merkel, Nicolas Sarkozy, Emmanuel Macron dans les personnages de l’antiquité. MAKE ROMA GREAT AGAIN !

(c) Jan Versweyveld

Nous connaissons la fascination de Ivo van Hove pour le réalisateur John Cassavetes. Il lui rend encore une fois hommage en laissant, à l’instar du cinéaste, une très grande liberté de mouvement et de spontanéité à ses formidables comédiens en les faisant « jouer à découvert ». Il libère totalement les acteurs du cadre de la scène en les laissant errer sur le plateau au milieu des spectateurs parfois affalés sur les canapés ou affairés à acheter des bières et des chips. Ils sont libres d’interagir avec eux, d’improviser. Cléopâtre demande à un technicien de réparer un écran, Brutus  boit une bière qu’il vient de commander au bar.

Dans cette pièce, comme dans les films de Cassavetes, les comédiens, plus encore que dans la dramaturgie de Shakespeare, se touchent énormément, s’embrassent, se repoussent, se frottent, se câlinent.

L’immuable recommencement de l’Histoire

En supprimant, dans les deux premières pièces (Coriolan et Jules César), les passages dans lesquels le peuple s’exprime et les scènes de guerre – remplacées par des flashs infos – pour se concentrer sur les hommes et les femmes politiques, Ivo van Hove nous livre son objectif : démontrer qu’hier comme aujourd’hui, nos élites politiques sont traversées par les mêmes questionnements, les mêmes trahisons, la même ivresse du pouvoir, les mêmes choix, les mêmes égotismes, les mêmes hystéries et qu’hier comme aujourd’hui que l’on soit sur scène ou en dehors, que l’on ait la sensation de les connaître, de leur ressembler, de les frôler, le peuple est muet.

Même s’il assiste – avec délice souvent – à leurs frasques, leurs mauvaises décisions, leurs chutes, le public ne prend jamais la parole. Il déambule. Le peuple est impuissant devant le spectacle, parfois pathétique, de la politique. CIRCULEZ IL Y A TOUT A VOIR !

(c) Jan Versweyveld

Le montage et le découpage des trois pièces de Shakespeare réalisés par Ivo van Hove sont brillants et laissent une place très importante à la fabuleuse Antoine et Cléopatre et à son sublime et émouvant texte dans laquelle Chris Nietvelt est magnifique en Cléopâtre lubrique et vieillissante. Le comédien qui interprète Domitius Ahenobarbus y réalise également une impressionnante performance, drôle et touchante.

Les deux heures finales, portées par l’étonnante et parfaite musique d’Eric Sleichim (qui travaille aussi avec Anne Teresa de Keersmacker et Jan Fabre) sont d’une virtuosité à couper le souffle. Cette dernière partie déploie avec brutalité et raffinement l’imbrication complexe du sexe, de l’amour et de la trahison en politique et nous renvoie, encore une fois, à l’actualité, aux actualités. Nous sommes bien en train de vivre une grande tragédie.

L’un des seules faiblesses de cet impressionnant spectacle vient de l’utilisation trop présente de vidéos qui nous lassent de plus en plus dans les spectacles contemporains surtout lorsqu’elles ont peu d’utilité et que les écrans sur lesquels elles sont diffusées mangent une partie de la scène et effacent – quoi qu’on en dise – la théâtralité du jeu. NO PICTURE PLEASE !

 

Tragédies romaines est un chef d’oeuvre nécessaire, virulent et cathartique qui nous plonge dans la machine infernale du pouvoir et place le spectateur, par la forme et le fond, face à l’immuable répétition de l’Histoire et la propension narcissique de ses protagonistes amplifiée par les réseaux sociaux et la télévision. Si Ivo van Hove ne se prononce pas sur la vertu des hommes et des femmes politiques en nous laissant juges de leurs turpitudes, il affirme sans détour que leur nombrilisme est augmenté par les écrans dans lesquels il nous noie.

Il semble également nous murmurer de ne pas être dupes des événements inédits vieux comme Hérode et de nous méfier, malgré leur éloquence et la fascination que nous leur vouons, des politiques, de la politique – stratégique et conquérante – pour nous concentrer sur le politique – l’affirmation de l’existence d’un nous – et éviter, peut-être, l’inlassable bégaiement de l’Histoire.

Juqu’au 5 juin au Théâtre de Chaillot et en tournée.

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A propos de Xavier Prieur

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